Par Jacqueline Kelen
Pour la plupart des contemporains, la solitude est ressentie de façon négative : on la confond avec l’isolement, le manque, l’abandon. Et la société veille à empêcher que l’être humain ne se retrouve seul, face à lui-même. Or, la solitude choisie est loin d’être un enfermement, une pauvreté : c’est un état d’heureuse plénitude. Non seulement parce qu’elle offre la clef de la vie intérieure et créative, mais parce qu’elle est disponibilité et chemin d’apprentissage de l’amour.
Il n’est pas de liberté de l’individu sans ce recueillement de la pensée, sans cet ermitage du coeur. La solitude est un cadeau royal que nous repoussons parce qu’en cet état nous nous découvrons infiniment libres et que la liberté est ce à quoi nous sommes le moins prêts. […]
Dans la solitude je ne m’enferme pas ; je prends du recul, de la hauteur aussi ; je rassemble mes forces et j’ouvre grand les fenêtres – celles qui donnent sur les choses, sur l’ailleurs et sur l’intérieur. Vivre solitaire demeure la seule façon de ne pas se compromettre, de sauvegarder son irréductible étrangeté et d’accéder à ce qui ne périt pas.
Pour devenir soi et devenir quelque peu libre, il faut lâcher le recours permanent à l’autre, au regard de l’autre. Marcher seul. Refuser l’aide autant que l’apitoiement et la flatterie. La voie solitaire n’engage pas nécessairement à un combat héroïque, elle invite d’abord à la rencontre avec soi-même, à la découverte de cet être qui n’est pas seulement un produit de la société, de la famille, de l’histoire ou de la génétique.
Et ici, le précepte du temple de Delphes, invoqué par Socrate, prend toute son ampleur : « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Son équivalent se trouve dans la mystique de l’islam, avec ce hadîth : « Celui qui se connaît, connaît son Seigneur ». Car il ne s’agit pas d’une introspection, d’une analyse psychologique, mais d’un éveil au Moi céleste, au Moi transcendant qui échappe à toute contingence, à tout conditionnement, à la mort même, et se rencontre dans la solitude, le silence, tout au fond ou plutôt au sommet de la profondeur. […]
Notre monde manque de solitude. Sans doute parce qu’il a renoncé à toute quête de l’intemporel et donné l’exclusive aux affaires terrestres, à l’homme historique et social. On parle beaucoup actuellement de « vivre ensemble », mais cet art – qui est d’écoute et d’accueil d’autrui – ne s’acquiert que dans l’expérience de la solitude.
De fait, les solitaires se comprennent très vite et n’ont pas besoin d’échanger beaucoup de mots pour s’entendre. Ayant approché l’essentiel, ils ne vont pas discuter sur des broutilles ni perdre leur temps à des choses insignifiantes. Ils ne vont pas non plus s’affronter, faire valoir leur vérité ni défendre une image de soi, parce que la solitude leur a montré leur ignorance et leur pauvreté extrêmes en même temps qu’elle les a nourris du grand silence de l’amour. […]
Vivre comme un moine dans le monde, tel est le noble défi qui se propose à l’homme aujourd’hui, conscient de ses devoirs envers les autres et la nature entière mais aussi des dettes qu’il a envers l’Éternel. On s’apercevra de plus en plus dans les ans à venir que le sacré ou la sainteté ne sont pas l’apanage d’un lieu (église, temple, mosquée ou synagogue), ni d’une religion, ni de personnes consacrées (prêtres, lamas, etc.) et que la mission de l’homme sur la terre consiste à faire émerger, à faire fleurir ce sacré en tous lieux, jusqu’à ce que la vie, le corps, le monde n’en soient plus dissociés. La solitude me paraît être ce puissant ferment,
capable de faire lever un monde totalement nouveau. Il ne s’agira plus de fuir la ville pour faire retraite à la campagne ou dans un désert, pour se cacher dans un monastère ou un ashram, mais bien de porter dans la ville et en toutes contrées le silence que l’on a en soi et l’esprit de contemplation. Il ne s’agira plus de protéger son feu et ses joies personnelles, de se tenir farouchement loin des autres, mais de semer sur ses pas tout l’or recueilli dans la solitude.
Source : Extraits de « L’esprit de solitude », Éditions Albin Michel, 2005.