DES SAVOIRS POUR GRANDIR EN HUMANITÉ

L’homme moderne a toujours un préjugé de supériorité vis-à-vis des hommes du passé. Il se dit que la science avance, que l’humanité progresse, et que nous nous éloignons toujours plus de l’obscurantisme. Pourtant ce récit me semble faux, et je crois que c’est tout l’inverse : lorsque les mythologies et les religions disaient de l’homme qu’il a une double origine, divine et humaine, elles exprimaient symboliquement une forme très élevée de conscience de soi que, à mon sens et à mon grand regret, notre culture actuelle ne véhicule plus du tout. Et il me semble même que désormais nous arrivons au terminus de cet obscurcissement, correspondant à l’affaissement quasi total de notre conscience de nous-mêmes. Car bien des hommes aujourd’hui considèrent la simple idée de grandir en humanité comme illusoire. C’est ce que l’anthropologue américain Marshall Sahlins appelait une « anthropologie sinistre » qui a gagné, imposant l’image noire et complètement fausse d’un être humain non seulement égoïste et agressif, qu’il faudrait domestiquer par des lois, mais qui serait constitué seulement de la matérialité de son corps, de ses neurones, sans âme ni participation quelconque à un ordre de réalité transcendant celui de la matière. Et finalement, le cynisme régnant est arrivé pour imposer l’idée que l’homme ne sera jamais, à l’échelle individuelle et collective, que cette petite chose dérisoire qui veut s’imaginer qu’elle est exceptionnelle pour mieux dominer la planète.

Dans cet océan d’incrédulité antihumaniste où nos âmes meurent parce que nous ne les percevons plus, certains tentent tout de même de faire valoir cet objectif de grandir en humanité. Mais leur propre effort témoigne parfois aussi lui-même, à son corps défendant, de l’affaissement généralisé. Je pense, en disant cela, au courant du développement personnel par exemple. Il me semble que l’effort de grandir en humanité n’est alors souvent envisagé que de manière insuffisante, voire parodique, car la quête de soi peut vite être remplacée par le culte de l’ego, et au lieu d’aller vers plus grand que soi nous n’avons plus affaire qu’à un encouragement décomplexé du narcissisme du moi. Quelle transcendance travaille alors l’immanence du rapport à soi ? C’est d’ailleurs le même risque qui m’inquiète dans toute une nébuleuse de nouvelles spiritualités invitant l’individu à faire un retour à soi. Celui-ci est en effet indispensable aujourd’hui tellement nos vies sont dissociées, et désaccordées entre d’un côté la vie du moi social et de l’autre, ignorée faute de temps et d’attention, la soif d’essentiel du moi profond. Les deux sont à réarticuler mais j’observe que ces nouvelles spiritualités, telles qu’elles sont vendues à l’homme contemporain, sont davantage des pratiques de confort que des pratiques de l’effort : elles invitent à se faire du bien, à prendre soin de soi mais sans faire entendre à l’individu que, s’il veut vraiment se trouver et « être soi », il va lui falloir aller vers plus grand que soi, infiniment plus grand que soi en soi. Méditer cinq minutes par jour ou faire quelques postures de yoga c’est bien mais on est très loin, ce faisant, de l’exigence d’une quête spirituelle. Je repense, disant cela, à la réserve qu’avait Pierre Hadot à l’égard des écrits de Michel Foucault sur le « souci de soi » contemporain. Il leur reprochait de réduire le projet grec d’élévation de l’âme à une simple et pauvre esthétique de l’existence, c’est-à-dire à une forme, supérieure certes mais quand même, de narcissisme. Ce retour du « souci de soi », par conséquent, me semble important et fécond, mais attention tout de même à l’écueil de ce narcissisme spiritualiste, qui me rend prudent, non seulement face au développement personnel, mais à la nébuleuse des philosophies du bonheur ou du bien-être. Jamais la grenouille d’un égo qui se dilate dans la jouissance de soi n’arrivera à se faire aussi grosse que le bœuf d’un Soi transcendant.

Par Abdennour Bidar

Source : Extrait de « Grandir en humanité – Libres propos sur l’école et l’éducation » de Abdennour Bidar et Philippe Meirieu, Editions Autrement, pp. 175-178.

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