Par Jacques Castermane.
Il existe une expérience qui débouche sur le silence, où l’être humain éprouve l’unité de la vie.
Le plus souvent, on définit le silence comme étant absence de bruit. Mais le silence est aussi expérience intérieure. Chacun de nous l’expérimente sur différents plans de la vie. L’homme satisfait, ou repu, ressent le silence comme sécurisant. Le vieux pêcheur assis de longues heures face à l’océan, le paysan regardant ses terres, connaissent ce silence apaisant, fruit d’une vie de labeur. Et chacun ressent ce moment d’émotion qui nait lorsque le silence, ne serait-ce qu’une minute, honore les morts. D’une qualité particulière, il interroge ceux qui l’observent sur le sens de l’existence.
Qui est entré dans un temple à Kyoto ou dans une cathédrale de la vieille Europe est frappé par ce silence, qui arrête le visiteur une fois le seuil franchi. Silence troublant. Parfois même inquiétant, parce que que le visiteur y perçoit comme une porte qui s’ouvre sur le mystère.
Mais plus profond encore est le silence où s’exprime la profondeur de la vie intérieure. Quant il éprouve ce silence, l’homme vit l’unité de la vie. Une telle expérience peut être le point de départ d’une évolution spirituelle.
Toute expérience a un caractère éphémère. Mais grâce à l’exercice, une expérience du silence de la profondeur peut devenir un état permanent.
C’est l’état d’être de l’homme parvenu à maturité, une disposition d’esprit grâce à laquelle l’homme perçoit, à travers les discordances de sa vie quotidienne, une unité essentielle.
Celui qui, dans sa vie de tous les jours, témoigne d’une telle unité, est passé de l’adulte à l’homme mûr.
C’est l’art du silence qui permet le passage de l’expérience fugitive à un état d’être durable.
Une présence indicible
Différents moments de la vie offrent les conditions d’une telle expérience ; par exemple, le spectacle de la nature, le domaine de l’art ou l’éros qui unit deux êtres dans l’amour. Toujours, là où la promesse du beau conduit vos pas, vous avez la chance de vivre l’expérience du silence intérieur.
Qu’est-ce que le beau ? Si nous suivons Kant, le beau est une qualité intrinsèque à l’objet. Mais s’il concerne l’objet, nous devons convenir qu’il concerne en même temps le sujet. A l’écoute d’une œuvre musicale, ce qui me fait dire « C’est beau » n’est pas seulement l’oeuvre telle qu’elle est interprétée, mais aussi et surtout la façon dont je suis affecté par cette interprétation. Question de goût ? Jugement de goût, dit Kant. En tout cas, le mot « beau » indique une qualité éprouvée par le sujet et agréable au sujet. Or, il arrive que, à l’écoute de telle sonate ou de telle symphonie déjà cent fois entendue, la qualité qui cette fois vous affecte soit telle que le mot « beau » ne suffise plus pour exprimer ce que vous éprouvez. Advient, alors, une expérience dans laquelle ce qu’on éprouve est au-delà de tous les mots.
Moment étrange pendant lequel on peut même parfois se sentir étranger à l’objet. Arrive qu’il n’y a plus d’objet, plus de symphonie, plus d’orchestre, plus de chef ! Dans cette expérience inattendue, il n’y plus d’objet qui soit distingué par un sujet. Plus de distinction entre sujet et objet. C’est là que vous saisit le silence…
Ce silence, absence de tout ce qui est quelque chose, est présence indicible. Présence de ce qui est au-delà de la distinction sujet-objet, au-delà de la dualité.
Que peut-on dire de ce silence ? Voici ce que m’en disait une personne qui avait vécu ce qu’elle appelait un « moment curieux » : « Je me promenais au bord de l’océan et je regardais le coucher du soleil. Je me suis arrêtée. C’était beau. Non, tout à coup, ça n’avait plus rien à voir avec ce qu’on appelle beau. C’était singulier. J’étais comme plongée dans une réalité tout à fait autre. Tout est devenu étonnamment calme en moi et je sentais une force intérieure si grande… une liberté. Je ne savais plus rien et, en même temps, je savais tout. Je ne m’appartenais plus et, en même temps, j’étais moi-même comme jamais encore je ne l’avais etc. Une vague de silence m’a inondée. J’ai frissonné. Un frisson de joie et, en même temps, un frisson de crainte. Comme si je retrouvais quelque chose de connu alors que j’étais en face de l’inconnu. Puis j’ai entendu quelqu’un dire : ˮ C’est magnifique, n’est-ce pas? ˮ J’ai prêté l’oreille et, sur l’instant, tout était fini. »
Au moment où la conscience, qui opère la distinction entre le sujet et l’objet, reprend ses droits, « tout est fini ». Aussitôt, l’expérience devient souvenir. Rares sont les personnes qui cherchent à comprendre ce qui s’est réellement passé pendant ce moment qualifié de « curieux ».
Or, ce sont des expériences dans lesquelles ce qu’on appelle le silence révèle un réel qui transcende la réalité ordinaire. Par rapport au réel ordinaire, ce qui est découvert, c’est une transcendance.
Le mot transcendance a plusieurs significations. Il peut designer une réalité qui est au-delà de l’horizon spatio-temporel, qui dépasse infiniment l’homme et la réalité dans laquelle il vit. Il peut aussi désigner un vécu qui ouvre la conscience à une autre dimension de l’homme lui-même. La transcendance est alors immanente à la personne individuelle.
Dire que la qualité éprouvée, en état de silence, effleure un réel qui dépasse la réalité ordinaire peut paraître très subjectif. Ça l’est !
L’homme-sujet est, justement, le siège d’expériences subjectives. Ce qui nous intéresse lorsque nous parlons du silence intérieur, c’est la personne reconnue en tant que sujet.
L’homme-sujet ne se laisse pas saisir à l’aide des critères objectifs qui permettent l’étude de l’homme-objet. L’homme- sujet est l’homme qui sent et ressent, qui éprouve, qui souffre, qui connaît la joie et la tristesse, le bien-être et le mal -être, la confiance et la méfiance.
Bien évidemment, cette dimension subjective doit s’effacer dans un laboratoire scientifique, où seule compte la mesure objective. Tout ce que l’homme sent et ressent peut devenir source d’erreur pour l’objectivité exigée par la recherche scientifique.
Mais lorsqu’on s’intéresse à l’homme-sujet, ce sont les critères objectifs qui peuvent devenir source d’erreur. En s’écriant trop rapidement : « Ce que vous avez senti n’est que subjectif ! », on réduit la personne humaine à un objet, on la chosifie !
Ce que j’éprouve lorsque je suis en promenade dans la forêt ou que, pas à pas, j’approche du sommet d’une montagne, reste heureusement une expérience subjective. De même, lorsque j’écoute Mozart ou Debussy, je suis au cœur d’une expérience subjective. Et lorsque la tendresse unit deux êtres qui s ‘aiment et qu’il arrive qu’ils ne fassent qu’un, ce « non -deux » est une expérience subjective où l’un retrouve le grand silence qui surgît de la profondeur de l’être.
Ne serait-ce pas pour vivre et revivre l’expérience de ce « je » transcendant que nous retournons volontiers au concert, au musée, ou dans la grande nature ?
Ne serait-ce pas pour revivre l’expérience de la transcendance immanente, celle de l’homme-sujet, que nous nous approchons tendrement de l’autre, de la personne aimée ?
Un savoir-être
Cependant, ni le coucher de soleil, ni l’œuvre musicale, ni l’autre ne sont la cause de la plénitude, de l’ordre intérieur, de l’unité que nous éprouvons. Ces différents objets ne sont que circonstances révélatrices de potentialités inhérentes à notre nature même. Fugitivement, le temps que dure cette expérience, nous percevons des qualités que nous sommes, dans la profondeur de notre être.
C’est pourquoi il est important de se poser ta question : « Comment devenir ce que j’ai expérimenté, comment passer d’une expérience éphémère à un état d’être permanent ? »
La réponse est : l’exercice du silence.
Dans son étymologie latine, ars, artis signifie « façon d’être ». C’est même « une manière d’être tendu vers un ordre dicté par les dieux ». L’homme de l’art est, en quelque façon, depuis toujours concerné par une transcendance. De même, l’homme en chemin vers sa maturité doit se prendre en main, à la manière de tout artisan qui prend dans ses mains l’œuvre encore inachevée. La tâche proposée est l’achèvement de soi. La permanence du silence intérieur est le fruit de cet accomplissement.
L’attitude spirituelle occidentale est plutôt concernée par la création d’une œuvre extérieure. Au point que la nostalgie de l’œuvre intérieure, de la grande paix de l’âme, passe pour une perte de temps, ou même une fuite hors des réalités du monde.
L’homme qui s’adonne en Occident à la pratique d’un art envisage principalement l’acquisition d’un savoir-faire qui aboutisse à une performance. L’art du silence, au contraire, a pour sens un savoir-être, disposition de la personne capable de ressentir, et de maintenir, le calme, la tranquillité et la sérénité dans les différentes circonstances auxquelles elle est confrontée dans sa vie quotidienne.
Quelle est donc la « matière » sur laquelle s’exercer, celle que l’artisan doit prendre en main ? C’est son propre corps.
Mais comment croire qu’un exercice corporel va conduire l’homme au « plus grand bien » ? Le corps, si l’on veut bien s’en souvenir, est un ensemble de trois facteurs. Il est substance, matière. Il est aussi forme. La substance prend forme féminine ou masculine, forme du jeune homme ou de l’homme âgé.
Mais ces deux facteurs concernent la personne vivante autant que le cadavre. Ils ne définissent pas le vivant. Ce qui caractérise le vivant, c’est l’usage, le geste, l’ensemble des gestes à travers lesquels la personne est là, présente au monde.
L’exercice du silence concerne ce dernier facteur. L’art du silence consiste à élever à la conscience les gestes qui sont habituellement inconscients, afin qu’ils deviennent expérience de l’être. Le geste le plus banal peut alors devenir l’objet d’un exercice particulier : être assis, marcher, respirer. Tous les arts, qu’il s’agisse de chant, de poterie, de danse, ou encore de tir à l’arc ou de combat au sabre, donnent à celui qui s’y applique avec constance la chance de devenir soi. Ils sont chance de maturation, ils ouvrent la personne à une transcendance immanente, qui se manifeste, « silencieusement », dans toutes les conditions de son existence.
Notes :
Jacques Castermane, de Belgique, dirige le Centre Dûrckheim (France). Il est l’auteur de Les leçons de K. G. Dûrckheim, Premiers pas sur le chemin initiatique (Le Rocher, 1998)
Source : Le Courrier de l’’U.N.E.S.C.O. – Mai 1996