Par Michel LEBLANC.
La période des « fêtes de fin d’année » qui n’ont plus rien à voir avec celle de Noël puisqu’il s’agit très ouvertement des fêtes de la consommation la plus débridée, sans rapport avec la fête religieuse, amène à se pencher sur l’espèce de décervellement orwellien que subissent nos contemporains. Comment, en effet, ne pas constater que les mots utilisés aujourd’hui affirment des concepts contraires à leur sens primitifs. Voilà des années que l’on nous répète que le temps individuel est « libéré » que chacun peut faire tout ce qui lui plaît. Seulement on oublie de préciser que le choix, le goût, l’envie de ces prétendues « libertés » sont très largement orientés. Depuis un siècle, des travaux ont paru qui étudient les moyens de suggérer les décisions des foules dont il suffit d’étudier les réactions. On aurait pu penser que l’esprit critique ou l’intérêt bien compris des individus pouvaient jouer, que les convictions profondes ou les besoins finiraient par s’imposer et que ces études reposaient sur du vent. Malheureusement, elles ont donné les preuves de leur efficacité tant pour les intérêts marchands que pour la politique. Avec quelques nuances, on constate que, dans les deux cas, les réflexes des foules sont très comparables. De plus en plus, pour vendre des téléviseurs (ou des voitures, des voyages, des cigarettes, des téléphones portables, etc…) ou faire élire les hommes politiques, les recettes pour séduire les masses se ressemblent.
LE NEVEU DE FREUD
Cette nécessité de la propagande a été connue de tous temps mais aux XIXe et XXe siècles, les mécanismes psychologiques des masses ont été analysés et les méthodes ont été poussées très loin. Parmi les initiateurs les plus efficaces dans les techniques de propagande ( ou d’orientation de l’opinion), il faut retenir un personnage inconnu du grand public qui, pendant trois quarts de siècle, a démontré un étonnant savoir faire, Edward Louis BERNAYS. Un résumé de son existence est indispensable.
Les dictionnaires anglo-saxons le présentent comme le père des « questions de relations publiques » ( c’est lui qui créa cette expression). Il a, en quelque sorte, combiné les idées et analyses de Gustave Le Bon ( sur les foules) et celles de Wilfrid Trotter ( qui a étudié les questions de personnalités et l’instinct grégaire). Mais aussi celle de son oncle Sigmund Freud. L’épouse de celui-ci, Martha Bernays, était la tante de notre personnage, né dans une famille juive, à Vienne en 1891. L’enfant et ses parents émigrèrent aux Etats-Unis mais restèrent en liaison avec le fondateur de la psychanalyse.
Edward fit des études d’agronomie et dans un pays en pleine expansion, il chercha sa voie en se livrant à différentes activités : journaliste, imprésario ( par exemple de Caruso), agent financier ( il fut conseillé et soutenu par le banquier Warburg), publicitaire. II se passionna pour les travaux du grand homme de la famille, mais il lut aussi, comme dit ci-dessus, Gustave Le Bon.
Assez vite, son sujet de prédilection devint le conseil d’entreprises et le conseil de certains hommes politiques. Il utilisa la psychologie du subconscient, théorie pour la quelle l’engouement des Anglo-saxons, notamment ceux d’Amérique, était très forte entre les années 1910 et 1940. Mais il le fit dans un but très mercantile, pour améliorer les ventes de certaines industries . Il devint fort réputé pour sa capacité à orchestrer des campagnes d’opinion aux Etats-Unis comme en Amérique latine. Il comprit notamment qu’une bonne propagande dans les journaux et à la radio pouvait redresser « l’image » d’un industriel très critiqué (par exemple Rockefeller, fondateur de la Standard Oil ), en insistant sur ses amis du monde des spectacles, ses généreuses donations philanthropiques. Mais les succès les plus célèbres de Bernays sont ceux qu’il remporta dans la consommation de masse. Ainsi pour la vente des cigarettes.
Il suivit sa théorie – reprise des constatations de Freud sur « l’économie libidinale »- que, dans la foule, seules s’expriment les pulsions inconscientes ; donc pour manipuler l’opinion publique, il faut jouer sur cette psychologie. Avec une règle d’or que suivent toujours ceux qui veulent gagner gros : il faut plutôt s’adresser au désir qu’au besoin.
LA MAUVAISE FOI RAPPORTE
Quand les fabricants de cigarettes ( notamment Philip Morris), firent appel à ses talents, il réalisa de nombreuses campagnes cherchant à persuader l’opinion que la liberté des femmes s’exprimait par l’usage public de la cigarette. Ou que le tabac était bon pour la gorge, pour la ligne (sic). Et cela fonctionna. Toujours entouré d’une cohorte de médecins expliquant par a + b que la cigarette ne nuisait pas du tout à la santé, au contraire, il travailla des dizaines d’années pour ces cigarettiers. On lui attribue, entre autres, l’utilisation systématique, à partir des années quarante, d’images et de comportements virils sur les affiches de réclame : après le cow-boy face aux grands espaces sauvages ( le non sens entre la cigarette et les « vastitudes » ne semble pas avoir été perçu), ce sont tous les héros et stars de cinéma qui auront en permanence une cigarette à la bouche. D’aucuns ont décelé des symboles phalliques dans certaines publicités, ce qui est vraisemblable. Les profits des marchands de cigarettes furent colossaux. Il appliqua des principes similaires pour d’autres produits de grande consommation. Par exemple pour le trust des éditeurs Simon & Schuster dont les produits connurent le succès à la suite d’une campagne appropriée ( des jeunes mariés aux dentistes, on persuada les acheteurs qu’ils devaient s’équiper de bibliothèques de toute urgence). Durant une quarantaine d’années, le trust Procter & Gamble s’assura avec profit de ses services. Mais aussi Général Motors, les camions Mack Trucks, avec, à la clé, des campagnes pour le développement général des autoroutes ( accompagné du dénigrement des chemins de fer).
L’ART DE CONVAINCRE LES ÉLECTEURS
Bernays avait également attiré l’attention des politiciens. Le président tchèque Masarik prit ses conseils pour regagner plus de popularité. Aux Etats-Unis, le neveu de Freud appliqua ses théories dans un domaine qu’il maîtrisait bien, l’art de modifier dans un sens positif l’image d’une personne publique. On cite souvent ce qu’il fit pour deux personnalités assez pâlottes, Coolidge puis Hoover. Leurs amis et parti financèrent des campagnes de presse qui appliquèrent les bonnes recettes. Pour améliorer dans la foule l’image des candidats ( ou des présidents), il faut, conseillait Bernays, mettre les projecteurs sur des détails « populaires », des faits divers quotidiens : le petit déjeuner du président, sa rencontre avec les gens du « show-biz », le président et sa famille, le président et l’équipe de base-ball… Cela marcha.
Les idées politiques d’Edward Bernays ne sont pas aujourd’hui considérées comme les lus « correctes ». Il est démocrate sans aucune illusion, un démocrate assez cynique. Il estime qu’il y a des classes dominantes (banquiers, hommes d’affaires, grands industriels, patrons de presse…) ce qu’il appelle la « minorité intelligente », à qui le pouvoir démocratique est naturellement destiné. Cette minorité « qui sait » doit utiliser les formes de persuasion basées sur la psychologie des foules. Bref elle doit influencer l’opinion des « masses » et pour cela elle s’appuie sur des « hommes de l’ombre », des gens de pouvoir qui n’apparaissent pas au premier plan mais interviennent un peu partout.
Bernays ne garda pas ces idées sous le boisseau. Il fit des conférences et publia des livres. En 1928, parut par exemple un ouvrage sans fard : « Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie ». Ce livre vient d’être récemment publié en français. Bernays y donne des exemples de ce que la psychologie et la psychanalyse, habilement relayés par des réseaux « intelligents » ( on pourrait dire « initiés ») peuvent produire comme « prosélytisme actif ». Mais il estime que ces manœuvres discrètes voire occultes sont nécessaires pour guider les masses. Donc nécessaires à la démocratie. Certains de nos lecteurs doivent penser à l’expression de la théorie du complot. Elle n’est jamais employée. Mais il ne tourne pas sept fois sa plume avant d’écrire : « cette structure invisible (le prosélytisme d’une minorité intelligente) qui lie inextricablement groupes et associations est le mécanisme qu’a trouvé la démocratie pour organiser son esprit de groupe et simplifier sa pensée collective. Déplorer l’existence de ce mécanisme, c ‘est vouloir une société telle qu’il n’y en a jamais eu et qu’il n ‘y en aura jamais ».
L’INTÉRÊT PORTÉ PAR GOEBBELS ET DULLES
Bernays poursuivit ses activités lors de la Grande dépression et, pendant la guerre, il semble avoir été consultant pour les services de renseignement de l’OSS ( qui sera transformé en CIA). Il devint l’ami des frères Dulles ( John Foster et Allan) qui lui demandèrent d’intervenir en Amérique centrale. Ces avocats et politiciens anticommunistes avaient des intérêts dans le trust fruitier United Fruit. Or en 1950, Arbez Guzman fut élu président du Guatemala. Il promulgua une loi selon laquelle les terres de l’United Fruit laissées à l’abandon pourraient être acquises par les paysans (contre paiement). Les Dulles demandèrent à Edward Bernays de « sauver la liberté ». Il procéda par une campagne de presse qui accusa méthodiquement Arbez Guzman d’être un disciple des Soviétiques, un révolutionnaire dont il était urgent de débarrasser l’Amérique. Les agents de la CIA et les média préparèrent le terrain et, en 1954, un coup d’Etat chassa Guzman. Cette opération est considérée comme une des plus réussies de la « carrière » d’Edward.
On comprend, qu’à partir des années trente, les idées défendues et pratiquées par Bernays aient séduit un grand nombre de groupes politiques. Les marxistes-léninistes qui avaient déjà élaboré leurs propres méthodes à partir des études de physiologie ( en mêlant les idées de Pavlov et celles de Freud) s’y intéressèrent. On peut penser que leurs disciples divers s’inspirèrent de Bernays. La lecture de Serge Tchakhotine dans Le viol des foules par la propagande politique (1) le donne à penser.
Il est sûr que la propagande nazie a été très intéressée. On sait que Goebbels possédait les ouvrages de l’Américain dans sa bibliothèque personnelle. Une rumeur court laissant entendre que les nazis lui proposèrent de travailler pour eux et qu’il aurait refusé (?) . Certains estiment qu’on trouve directement des traces de Cristalling Public Opinion, autre ouvrage de Bernays, dans les chapitres VI et XI de Mein Kampf.
Dans les années soixante, Golda Meir demanda et obtint de Bernays qu’il se charge de défendre l’image d’Israël aux Etats-Unis. L’Inde lui demanda le même genre de travail. Mais ce sont les trusts de l’industrie qui tirèrent les plus grands profits du travail d’Edward. Parfaitement conscient, dès le début de ses campagnes pour le tabac, de la nocivité totale du produit, il s’abstint de fumer toute sa vie et sa femme l’imita sur ses injonctions. Il faut savoir qu’ensuite, dans les années 70-80, il eut l’honnêteté d’organiser des campagnes anti-tabac. Néanmoins on peut penser que c’est sa propre énergie qui lui permit de vivre jusqu’à près de 105 ans : il est mort en 1995.
Parmi les nombreuses assertions de cet homme d’influence sur les capacités des masses, nous en retiendrons deux qui peuvent être méditées : « Une phrase qui s ‘adresse au public ne devrait jamais compter plus de seize mots et une seule idée ». Ou encore : « Dans tous les gestes de nos vies quotidiennes, que ce soit dans la sphère politique ou économique, dans notre comportement en société ou notre réflexion éthique, nous sommes dominés par un petit nombre de personnes – une fraction infime de la société – qui comprennent les processus mentaux et les cadres sociaux régissant les masses. »
On constate aussi que, loin d’être totalement vieillies, certaines des constatations sociales de Bernays sont prises en compte et enseignées. Dans la dénonciation de la course folle à la consommation, des chercheurs actuels aboutissent à des conclusions assez proches en ce qui concerne la manipulation des stratèges des ventes. De nos jours, on étudie les « moyens de la nouvelle servitude », qui ont été « produits et organisés par les industries culturelles et de programme que Gilles Deleuze appelle les sociétés de contrôle. Elles produisent des modes de vie et transforment la vie quotidienne dans le sens des intérêts immédiats » (Bernard Steigler, « Le désir asphyxié ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu », in Le Monde diplomatique, juin 2004). Ce même auteur estime que le marketing est devenu 1′ « instrument du contrôle social » et ajoute : « D’un côté, notre époque flatte outrageusement l’individualisme mais se développe nettement un « devenir grégaire » des comportements et de la perte d’individuation généralisée ». Comme le disait dans d’autres termes Bernays, M. Steigler parle de « formatage du consommateur qui est standardisé dans ses comportements par la fabrication artificielle de ses désirs ». Qui pourrait dire le contraire ? Refusons d’être dupes, refusons d’être manipulés.
Notes :
(1) Editions Gallimard, 1992.
Source : Lectures Françaises, n°609 – janvier 2008