Par Inès Weber
« Être soi » est donc devenu la grande revendication de notre temps. Est-ce une aspiration légitime ? Est-elle propre à notre époque ou bien n’y a-t-il là rien de nouveau sous le soleil ? Faire droit à cette aspiration comporte-t-il des dangers ? Lesquels ? Comment se chercher sans s’égarer ni sombrer dans l’égocentrisme ? Voilà les questions que j’ai voulu soulever dans la première partie de ce livre, dans l’intention d’aider les aspirants à la connaissance de soi à repérer le terrain (miné) sur lequel ils s’apprêtent à s’engager avant de s’y aventurer (ou non) pour de bon.
Mon intention est de relever et révéler combien cette revendication majeure peut participer aussi bien du pire comme du meilleur. Du pire, en effet, si par ignorance ou paresse elle sombre dans les formes dégradées et parodiques de l’ego trip qui ne manquent malheureusement pas de proliférer aujourd’hui. Du pire aussi si elle se retrouve récupérée au profit d’autres finalités. Notre système économique prédateur me paraît en effet très fort pour tourner à son profit toutes les détresses et toutes les bonnes intentions en créant le nouveau marché correspondant. Peut-être déplorez-vous autant que moi de voir combien ce thème est utilisé comme nouvel appât publicitaire ? « Soyez comme vous êtes », « accomplissez-vous », « devenez le meilleur de vous-même », « osez vivre votre vie », nous n’entendons plus parler que de cela jusqu’à saturation. Avec partout, en une des magazines, en couverture des livres-recettes, dans les offres de stages, etc., des promesses plus séduisantes les unes que les autres : trouver le bonheur, la joie, le bien-être, la pleine conscience, la réalisation suprême, en 3 jours, 4 étapes, 8 principes, 10 clés et ainsi de suite. Les marques aussi s’emparent de l’occasion pour nous vendre une panoplie de produits censés nous procurer clé en main « une personnalité unique et singulière ». Comme si nous allions nous trouver par notre façon de consommer : « Dis-moi comment tu t’habilles, ce que tu manges, ce que tu regardes, ce que tu aimes faire et je te dirai qui tu es ! »… Est-il si simple que cela de devenir soi-même ? Bien sûr que non, cela ne s’achète pas à l’extérieur, mais se conquiert de l’intérieur.
Derrière les mêmes mots, parle-t-on donc de la même chose ? L’« être soi » ainsi promu par la société de consommation n’est-il pas en fait l’« être moi », le petit ego ordinaire certes souffrant mais narcissique qui devient une proie parfaite pour le nouveau marché du « bien-être » ? Tout au contraire, les sagesses anciennes nous invitent à chercher en nous ce qui nous dépasse infiniment. À aller en soi vers plus grand que soi. À partir de la conviction que nous sommes à la fois bien plus et bien moins que ce que nous avons spontanément conscience d’être.
Si nous avons de bonnes raisons d’aspirer à nous remettre en quête de soi, nous avons donc tout intérêt à bien nous renseigner sur les différentes possibilités de concevoir cette quête et de la mener à bien. Quelle façon d’être soi peut-elle véritablement nous permettre d’accéder à la liberté et accomplir notre dignité ? Il s’agit pour nous d’avoir du discernement et de ne pas nous tromper sur l’être soi auquel nous aspirons véritablement. Voulons-nous juste améliorer nos facultés physiques et mentales pour être encore plus performants socialement ? Avoir plus de pouvoir, de prestige, de jouissance, de possessions ? Ou est-ce que notre recherche concerne justement un rapport à soi qui nous délivrera de l’avoir au profit de l’être ? Veut-on seulement développer les capacités de notre moi, ou nous relier à ce qui, en nous, à la fois nous accomplit vraiment et nous dépasse infiniment ?
Source : Inès Weber, « Être soi. Une quête essentielle au service du monde », Gallimard, 2023.