Préface de Trinh Xuan Thuan
(Extrait)
Depuis les temps les plus reculés, et à travers toutes les cultures, l’homme a essayé de conjurer son angoisse des espaces infinis en organisant les fragments d’information sur le monde extérieur en un schéma unifié et cohérent. Les univers se sont ainsi succédé et la représentation du cosmos a pris des formes diverses à travers le temps et l’histoire. Il y a quelques dizaines de milliers d’années, l’homme vivait dans un univers magique peuplé d’esprits : l’esprit Soleil pendant le jour, les esprits Lune et étoiles pendant la nuit, l’esprit pierre contre lequel on butait et auquel on demandait pardon, l’esprit rivière qui coulait à flots, bref un univers réconfortant et familier, à la mesure de l’homme. Avec l’accumulation du savoir, l’innocence disparut. L’homme perçut de plus en plus la complexité des phénomènes qui l’entouraient et son insignifiance et son impuissance face à l’immensité de l’Univers. Il y a environ dix mille ans, l’univers magique humain se mua en un univers mythique surhumain sur lequel régnaient les dieux. Les esprits se retirèrent des arbres, des fleurs et des rivières. Tout phénomène naturel, y compris la création de l’Univers, était la conséquence des actions de ces dieux, de leurs amours et accouplements, de leurs haines et guerres. Avec l’univers mythique, la religion fit son entrée. La communication avec les dieux ne pouvait plus se faire directement, comme c’était le cas avec les esprits dans l’univers magique, mais par l’intermédiaire d’individus privilégiés, les prêtres. Celte association cosmologie-religion dura près de trois millénaires jusqu’à ce que l’univers scientifique vienne supplanter l’univers mythique.
Vers le VIème siècle av. J.-C., survint le « miracle grec ». En plein milieu de l’univers mythique» une poignée d’hommes extraordinaires eut l’intuition révolutionnaire que le monde pouvait être disséqué en ses différentes composantes, que celles-ci étaient régies par des lois qui pouvaient être appréhendées par la raison humaine, II n’était plus question d’observer les phénomènes naturels sans les comprendre, ni de s’abandonner aveuglément aux dieux. Cet univers scientifique est encore le nôtre aujourd’hui.
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En physique, après avoir dominé la pensée occidentale pendant trois cents ans, la vision newtonienne d’un univers fragmenté, mécaniste et déterministe a fait place à celle d’un monde holistique, indéterminé et débordant de créativité. Pour Newton, l’Univers n’était qu’une immense machine composée de particules matérielles inertes, soumises à des forces aveugles, À partir d’un petit nombre de lois physiques, l’histoire d’un système pouvait être tout entière expliquée et prédite si Ton pouvait le caractériser à un instant donné. Laplace exprime ainsi le credo déterministe : « Pour une intelligence qui embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome, rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux. » L’Univers était enfermé dans un carcan qui lui ôtait toute créativité et lui interdisait toute innovation. C’était un monde où le réductionnisme régnait en maître. Il suffisait de décomposer tout système complexe en ses éléments les plus simples et d’étudier le comportement de ses parties pour comprendre te tout.
Car le tout n’était ni plus ni moins que la somme des composantes. Ce déterminisme contraignant et stérilisant, ce réductionnisme rigide et déshumanisant prévalurent jusqu’à la fin du XIXème siècle. Ils furent bousculés, transformés et, en fin de compte, balayés par une vision beaucoup plus exaltante et libératrice au cours du XXème siècle.
Avec l’avènement de la mécanique quantique, le hasard est entré en force dans le monde subatomique. Et à l’ennuyeuse certitude déterministe se substitua la stimulante incertitude du flou quantique. Le réductionnisme étroit et simpliste fut balayé et la réalité morcelée et localisée devint holistique. Si deux particules de lumière ont interagi, elles se souviennent l’une de l’autre et l’une sait instantanément ce que fait l’autre sans aucune transmission d’information, même si elles sont à deux extrémités de l’Univers. La réalité dans le monde subatomique est non locale et non séparable. La matière elle-même a perdu sa substance : les particules élémentaires ne forment plus qu’un monde de potentialités ou de possibilités, plutôt que de choses et de faits.
Ainsi un photon n’a pas d’existence intrinsèque : il prend à sa guise l’aspect d’une onde ou d’une particule selon que l’instrument de mesure est activé ou non. En d’autres termes, la nature du réel dépend de l’observateur. Le monde macroscopique n’a pas non plus été épargné. Avec la théorie du chaos, le hasard, l’indétermination et l’imprédictibilité envahirent non seulement la vie quotidienne, mais aussi le domaine des planètes, des étoiles et des galaxies. En progressant, la science a commencé à percevoir ses limites : elle s’est rendu compte que, au-delà du réel accessible aux instruments de mesure et aux méthodes d’investigation qui lui sont propres, il existe ce que Bernard d’Espagnat appelle un « réel voilé » auquel elle n’a pas directement accès. Cette limite des méthodes scientifiques se retrouve dans le raisonnement logique. Gödel démontra un théorème magique, appelé « théorème d’incomplétude », selon lequel il n’est pas possible de démontrer par la logique qu’un système est cohérent en restant à l’intérieur de ce système. Pour le faire, il faut en sortir, Gödel démontre aussi qu’un système d’arithmétique cohérent et non contradictoire contient inévitablement des propositions « indécidables », c’est-à-dire des énoncés mathématiques dont on ne pourra jamais dire par la logique s’ils sont vrais ou faux.
Incertitude, indétermination, imprédictibilité, incomplétude, indécidabilité : la science sait désormais qu’elle ne peut pas tout savoir. Pour aller jusqu’au bout du chemin et accéder à la réalité ultime, il nous faut faire appel à d’autres modes de connaissance, comme l’intuition mystique ou spirituelle, informés et illuminés par les découvertes de la science moderne. La science et la spiritualité sont deux fenêtres complémentaires qui permettent à l’homme d’appréhender le réel.
Jean Staune nous a rendu un immense service en réalisant cette superbe synthèse des implications métaphysiques de la science contemporaine, qui met en lumière cette complémentarité. La science se doit de reprendre sa place dans le giron de la culture humaine. Elle s’en est trop éloignée dans le passé à cause d’une vision par trop matérialiste, fragmentée, réductionniste et mécaniste. Ce n’est plus le cas à l’heure actuelle comme ce livre nous le montre amplement.
Source : Notre existence a-t-elle un sens ? par Jean STAUNE (Editions PLON) – Février 2007