par Reza Moghaddassi.
« Il faut deux ou trois ans pour apprendre à parler et toute une vie pour apprendre à se taire. » Proverbe chinois
Tout concert commence par un profond silence dans lequel le musicien cherche à s’accorder intérieurement avec la musique qu’il va jouer. Ce silence n’est pas le vide, mais une sortie du vide. Car, dans ce silence, quelqu’un se prépare à donner le meilleur de lui-même et à habiter ce qu’il va faire. Ce silence plein de promesses dans lequel chacun est appelé à sortir de son bavardage donne toute son importance à ce qui va suivre et permet de transformer un moment comme un autre en un événement. Il produit déjà l’unisson, puisqu’il concentre l’attention de tous dans la même direction. À la fin du concert, avant que les applaudissements ne viennent le couvrir — hélas, toujours trop tôt —, un autre silence, plein et riche, bouleversant, donne toute sa grâce à l’événement. Entourée par ces deux silences, la musique est comme arrachée au temps linéaire et entre dans une forme d’éternité — elle a toujours été et sera pour toujours. C’est du silence que s’élève toute musique et c’est au silence qu’elle retourne. Ce sont les silences aussi, tout autant que les notes, qui font la musique de nos vies. Dès que nous voulons accorder de l’importance à ce que nous faisons, dès que nous voulons qualifier ce que nous faisons, nous nous taisons pour nous centrer et nous concentrer : il en est du musicien comme du joueur de tennis qui s’apprête à servir, de celui qui réfléchit avant de parler comme de celui qui se tait pour écouter. Le silence consiste moins à se taire qu’à se recueillir, c’est-à-dire à rassembler ses forces et à sortir de la dispersion (tout le contraire de « s’éclater »). Il vise à nous rendre présents à ce qui est ici et maintenant, et d’abord présent à nous-mêmes. Il vise à trouver une posture qui ne soit pas une imposture. Dans ce silence, qui est en même temps un arrêt dans l’enchaînement de nos activités, nous nous rappelons notre intention. De même qu’il faut au peintre la virginité d’une toile blanche pour commencer à dessiner, de même qu’il faut à l’orateur un silence pour commencer à parler, tout ce qui, dans notre vie, est digne d’être accompli suppose un silence, c’est-à-dire une mise en présence, une intention et une attention. Car ce n’est pas l’absence de bruit qui caractérise ce silence, mais le désir d’une présence ; il ne demande pas un effort, mais l’abandon de tout effort. C’est le silence du début.
Il y a aussi le silence de la fin. Ainsi, chaque fois que nous avons accompli quelque chose de noble et de précieux, nous nous sentons le besoin de l’honorer par un silence profond. En ce sens, il est existentiellement paradoxal de dire son amour et d’enchaîner aussitôt sur des paroles vides. « Je t’aime, ma chérie… Au fait, est-ce que tu as sorti du pain du congélateur ? » Absurde ! Absurde aussi d’allumer la télévision en tenant dans ses bras son enfant qui vient de naître. Absurde et contradictoire encore de passer d’un enterrement à une boîte de nuit. Parce que tout ce que nous vivons de profond, tout ce qui interpelle profondément notre personne, nous invite à l’honorer. Plus nous rencontrons ce qu’il y a de sacré dans nos vies, plus nous éprouvons le besoin de l’entourer de silence. Le vacarme et l’agitation nous font alors davantage violence, car ils se révèlent à nous comme l’expression même de l’inconscience et de l’inconsistance. Ils constituent une chute dans le superficiel. Cette inconsistance passe inaperçue lorsque nous y sommes habitués, lorsque nous vivons sous un régime d’occupation et de préoccupation, mais lorsque notre quotidien est déchiré par des moments de vérité ou de beauté, elle ne passe plus.
Nous réservons ces silences à des moments très privilégiés de notre vie, mais la plupart du temps, nous enchaînons les activités, qu’il s’agisse d’un travail ou d’un loisir, sans les entourer de silence, c’est-à-dire sans être pleinement présent à ce que nous faisons ni au sens de ce que nous faisons.
Il y a quelques années, quand j’allais chercher l’un de mes enfants à la garderie, j’étais frappé de voir l’une des puéricultrices prendre particulièrement soin de chaque enfant, comme si chacun était à lui seul un trésor. Elle avait fort à faire, mais ses gestes et son regard manifestaient combien les êtres dont elle s’occupait étaient sacrés. À l’inverse, une de ses collègues effectuait ses tâches avec tout autant de sérieux, mais donnait le sentiment qu’elle aurait pu s’occuper de la même manière de pommes de terre. Elle semblait davantage en relation avec des choses qu’avec des êtres. Son travail semblait se limiter à un gagne-pain. Elle accomplissait ses tâches sans âme et sans présence, sans flamme et sans conscience. Nous avons trop souvent tendance à agir comme cette femme en faisant ce que nous avons à faire, mais comme si c’était sans intérêt et insignifiant. Nous profanons notre quotidien en évacuant toute dimension sacrée des différents moments de notre vie, jusqu’à nos gestes de tous les jours. Par exemple, chaque fois que nous nous apprêtons à manger, si nous observions un moment de silence, nous verrions combien le silence peut être puissant. La nourriture cesserait d’être seulement de la matière à mâcher et à avaler pour soulager sa faim et pourrait alors être accueillie comme un don de la vie à la vie et comme le fruit du travail des hommes. Plutôt que de nous jeter sur nos assiettes, nous pourrions alors savourer et communier avec la vie.
Si, en rentrant du travail, nous nous arrêtions quelques secondes en silence sur le seuil de la porte, pour nous demander ce que nous allons faire entrer dans notre demeure, ce que nous allons offrir à ceux qui nous sont chers et qui habitent ici, nous verrions combien le temps qui va suivre peut en être transformé.
En un certain sens, même faire la vaisselle ou sortir les poubelles peuvent être des actes spirituels si on les fait avec la conscience qu’ils consistent, à notre niveau, à mettre de l’ordre et de la beauté dans le monde. Tous ces gestes peuvent sembler artificiels au début, mais grâce au silence, cette qualité de présence va peu à peu se diffuser naturellement dans le moindre de nos actes. Il n’y a en réalité rien d’anodin dans ce qui l’est devenu pour nous. Le silence est le secret d’une vie qui n’est pas simple réaction, mais véritable création, qui n’est pas simple récréation, mais perpétuelle recréation.
Source : Extrait de La soif de l’essentiel – Édition Marabout