Par Corinne Viggiano*.
C’est sûr les jeunes ont changé. Depuis le temps que je vois défiler mes élèves sur les bancs de l’école, je peux dire qu’ils ne sont plus les mêmes, ni moi non plus d’ailleurs. Tout le monde a évolué, y compris la société autour de nous.
Je rencontre parmi mes élèves des êtres de plus en plus solaires, ils ont souvent une forme de maturité, une intelligence du cœur prête à se déployer, malheureusement souvent battue en brèche par la bêtise ambiante, ce qui génère des comportements parfois peu en rapport avec ce qu’ils sont réellement.
Si certains vous racontent qu’ils passent leur temps à jouer à des jeux vidéo, à surfer sur le net une bonne partie de la nuit ou qu’ils vous balancent le nom de la dernière star du foot ou du rap, ne vous y fiez pas. Leur apparente superficialité cache des cœurs tendres, une profondeur qui n’a pas l’occasion de s’exprimer parce qu’à l’école, on ne leur demande pas de réfléchir mais d’absorber un savoir stéréotypé, de le recracher du mieux possible et ils ne sont pas très bons pour ce genre d’exercice. Nos générations étaient nettement plus fortes en la matière !
Une autre chose qu’ils ne connaissent plus, c’est l’arrêt, l’arrêt sur image : l’image de la vie, en somme la contemplation de ce qu’ils ont sous les yeux, le prof, la classe, les élèves… Ils ont une nette tendance à pratiquer l’arrêt sur leur portable. Il faut donc toujours veiller à ce que ce nouveau compagnon électronique soit éteint car, beaucoup le disent, sans portable ils ne peuvent pas vivre, toute leur vie est dedans, et l’un d’eux me l’a dit, s’il avait à choisir entre une copine et son portable, il choisirait d’emblée son portable.
Donc pour capter l’attention de ces solitaires, il faut y aller avec le forcing, les solliciter constamment, se mettre en scène comme dans un show télévisé, les sortir d’une forme de léthargie ou de son contraire : l’agitation, l’énervement.
Ce qu’ils redoutent, c’est le manque d’ambiance quand le silence s’installe ; ce qu’ils aiment, c’est justement ce silence soudain que parfois je leur arrache :
« Et si on faisait une minute de silence ?
– Y a quelqu’un qu’est mort ?
– Non, pour nous, pour moi.
– Taisez-vous les gars, silence…
– Alors ce silence, c’était comment, jeunes gens ?
– Ça m’a reposé les oreilles.
– Ça m’a apaisé.
– C’était bien ?
Ouais, c’est pas assez, il faudrait une heure de silence… »
Et il y a ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de s’agiter ou qui rient de nervosité…
Cinq minutes après il faut tout recommencer, « Alors, jeunes gens… ». Les interpeller peut-être, leur parler d’eux, car au fond c’est ça qui leur manque, ils ont un terrible besoin qu’on s’occupe d’eux, certains plus que d’autres, un besoin énorme d’enfants délaissés, parents divorcés, familles recomposées, vide de la société qui ne leur propose que du « vent » bien emballé. Car c’est pas avec les stars, avec les séries télévisées, les films d’horreur dont ils se gavent, le club de foot ou de basket qu’ils fréquentent assidûment, les cours de maths, d’anglais, de français, etc., c’est pas avec ça qu’ils vont apprendre la vie et à quoi ça sert l’existence.
« Vous en pensez quoi, du monde dans lequel on vit ?
– Il part en vrille le monde actuel.
– L’État nous considère comme des robots.
– Et toi, tu veux faire quoi plus tard ?
– Aider les gens, aider les pauvres, depuis toute petite j’ai ça en tête. Après les études, en route, je pars faire de l’humanitaire.
– Et toi ?
– Moi je suis pas venu sur terre pour ça, je veux rentrer dans le GIGN, je suis prêt à mourir pour protéger les gens.
– Non, mais avouez Madame que c’est la faute des adultes le monde dans lequel on vit. On nous manipule, il faut toujours être parfait. La beauté extérieure OK !, on peut comprendre, mais y a pas que ça, y a la beauté intérieure aussi.
– Ouais ben moi, l’autre jour à la télé, j’ai vu une émission vachement émouvante… Une trisomique qui passait son bac. Je veux aider les gens plus tard même si je travaille dans une agence immobilière, je serai dans une, comment on dit déjà ?, une association pour aider les gens.
– Et toi, tu penses quoi du monde ?
– Y a pas de justice.
– Moi je veux faire pompier, je veux aider les gens.
– Moi gendarme.
– Moi dans la police pour apprendre aux gens qu’il faut traiter tout le monde de la même façon quelle que soit votre couleur de peau, etc. »
L’idéal de la jeunesse, ils le portent au plus haut point, cela ne les empêche pas d’être terribles parfois. Il faut toujours avoir le juste mot, la juste attitude, l’énergie inépuisable, la patience inébranlable, le sens de l’humour, le recul, voire le détachement de votre personne, que vous soyez aussi bien imperméable aux compliments « super votre coupe de cheveux », qu’au reste « mais qu’est-ce qu’elle raconte celle-là ?… », en un mot vous êtes LE PROF, L’ADULTE sur lequel on doit pouvoir compter sans condition.
Patiente je le suis sauf quand je déborde, trop c’est trop, mais voilà, face à cette jeunesse désemparée souvent, sans repères, confrontée à un système éprouvant :
« Moi je veux m’occuper d’enfants.
– Qu’est-ce que tu fais en section Vente alors ?
– Ils ont pas voulu me prendre dans l’autre lycée, j’avais de trop bonnes notes pour la section Aide à la personne, alors ils m’ont mise en Vente. »
Face à ça, je ne me sens pas le droit de jeter l’éponge. Ça m’est arrivé lorsque les conditions de travail étaient trop difficiles mais maintenant je m’interroge de plus en plus. Comment faire passer un savoir, si nécessaire soit-il, ma matière, tout en répondant aux besoins réels des jeunes d’aujourd’hui : besoin de sens, besoin d’humanité, besoin d’exemples d’adultes, besoin de vérité non idéologique, besoin d’authenticité face à un monde angoissant où les valeurs des uns ne sont pas les valeurs des autres (« Son père il est content parce qu’elle sort avec un garçon, moi le mien si je fais ça il m’étrangle. ») mais où la jeunesse dans la pureté de l’enfance qui s’attarde est déjà prête à tout pour « AIDER LES AUTRES ».
On n’a pas le droit de lui mentir, à cette jeunesse, de la préparer à un futur désolé sans travail sur une planète que l’on bousille jour après jour, on n’a pas le droit de détourner cette pureté pour en faire les victimes de guerres économiques, idéologiques, humanitaires, DES GUERRES QUOI, on a juste le devoir de se mettre au clair, nous adultes, pour aider les jeunes à bâtir le monde nouveau qu’ils portent déjà au fond d’eux-mêmes.
Notes :
* Je travaille en lycée professionnel, j’ai des élèves en section Vente.
Source : https://www.vivrelibre.net – Janvier 2018