par Philippe Bilger
J’espère qu’Éric Zemmour me pardonnera de reprendre son célèbre titre mais au pluriel. Quand j’ai lu que le suicide, en 2012, a causé la mort de 9 715 personnes en France métropolitaine, soit près de 27 décès par jour, loin devant la mortalité routière qui s’est élevée à 3 426 victimes, j’ai été frappé de saisissement. Je n’imaginais pas de telles statistiques comme si, absurdement, la tragédie singulière du suicide ne pouvait pas susciter une globalité aussi effrayante, une mécanique de « suicides à la chaîne« .
27 suicides par jour… 27 désespoirs… J’ai honte mais j’avoue. J’éprouve une passion trouble pour la compréhension et l’explication de ces moments fatals, à l’égard de ces personnalités et psychologies qui, loin de théoriser sur la mort et la finitude mais souvent en pleine santé vitale, ont mis à exécution, en un trait de temps vertigineusement rapide ou après une mélancolie de longue haleine, le pire à leur encontre. Il est impossible de prétendre appréhender, dans leur bouleversante diversité, ces décisions de mourir mais il me semble cependant qu’à trop gros traits, on peut au moins distinguer les suicides de détresse professionnelle, sociale et économique et les suicides en quelque sorte métaphysiques, les suicides sombrement pragmatiques d’un côté et les suicides de défi ou de résistance face à une condition humaine absurde.
Les suicides qui adviennent comme une terrible solution et les suicides qui rompent le fil des questions. Ce sont les hommes qui recourent le plus à ce geste ultime et dans la première catégorie que j’ai décrite, ils sont souvent concernés immédiatement par les aléas matériels d’une existence, le désastre d’une entreprise, l’inéluctable surgissement d’une configuration sans horizon, selon eux, et sans avenir. Le suicide, alors, sans oublier la fragilité intrinsèque des tempéraments et des caractères, apparaît comme la seule solution – quitter les difficultés puisque celles-ci ne vous ont jamais quitté – après que toutes les autres ont été essayées en vain. Et qu’on en a assez.
Ce n’est pas pour rien, sur ce plan, que la Bretagne et le Nord-Pas-de-Calais sont les « champions du suicide« , ces belles régions portant en leur sein de quoi décourager, parfois, les plus optimistes et les plus courageux sur le plan du travail et de la vie collective. Il n’est pas indifférent non plus de relever, pour le constat qu’il autorise, « ce ras-le-bol qui pousse les ruraux vers le FN« . Comme si d’une certaine manière et grossièrement l’alternative n’était qu’entre un effacement consenti ou un extrémisme de protestation. Des suicides peu ou prou de la misère. Celle qu’on subit, celle qu’on craint.
Et il y a les suicides de luxe, ceux qui, n’ayant rien à voir avec une matérialité déprimante, se proposent pourtant comme une libération. On n’en peut plus d’être, tout simplement, alors que, pour les morts causés par un quotidien éprouvant, on voudrait bien être, mais on ne peut plus. C’est Bernard Frank que je cite de mémoire qui évoquait les suicides que j’ai qualifiés de métaphysiques comme la volonté affirmée et irréversible de vouloir, précisément, « sortir des questions« . Ils renvoient en amont à des interrogations constantes, lancinantes, déchirantes sur le sens de sa présence sur terre, sur l’inutilité de prolonger une destinée pourrie en son coeur, gangrenée jusqu’à tout rendre vain, à l’illusion que sans vous le monde n’aura rien perdu et que vous aurez tout gagné en le désertant.
Comment ne pas songer pour illustrer cette résolution funèbre – acceptée presque de gaîté de coeur, tant elle semble évidente, nécessaire – au Feu Follet de Drieu La Rochelle si magnifiquement incarné par Maurice Ronet dans le film de Louis Malle ? Comment ne pas retenir avec émotion le parcours doux, fragile, somptueux et déchirant, au faîte de la gloire puis au comble de la tristesse, de Dalida (une belle émission lui a été consacrée sur France 3 le 5 février) ? Comment ne pas se projeter dans cet instant de solitude extrême, qui l’a fait basculer, parce que le goût de la vie n’avait plus de saveur pour elle ?
Peut-être cette curiosité qui m’habite pour ces départs pour l’éternité n’est-elle pas si malsaine que cela ? Peut-être y a-t-il, dans mon regard sur nos frères disparus et volontaires pour le faire, la conscience de l’énergie qu’ils nous donnent paradoxalement, à nous vivants, pour continuer coûte que coûte le « dur métier de vivre » ? Si dur mais splendide au point de le rêver éternel.
Source : http://www.philippebilger.com – 10.02.2016