Par François Roustang.
Laisser exister l’autre, c’est lui permettre d’être lui-même. S’il veut s’enfermer dans un rôle ou dans les limites que sa fonction sociale lui assigne, peu importe. Puisque c’est aujourd’hui ou maintenant son souhait, je n’ai pas à forcer sa porte, à le contraindre à manifester le fond de sa personne. S’il veut se contenter à l’heure présente de parler de la pluie et du beau temps, de n’aborder que des questions qui ne le concernent pas directement, de bavarder de tout et de rien, j’ai à le laisser être ce qu’il désire. À travers ces paroles banales ou surfaites, il en dit déjà bien assez sur lui-même, car il y a l’intonation de la voix, il y a les gestes, il y a les accents ; et peu à peu se lève une série d’harmonies qui le dévoile bien au-delà de ce qu’il formule en clair. Quelqu’un apparaît dans sa complexité vivante que je m’efforce seulement de laisser être ce qu’elle est, de laisser se répandre et me remplir sans savoir où nous allons, sans comprendre, sans interpréter, sans réfléchir surtout, car cela mettrait fin à cette relation de pure existence qui est comme l’humus de toute rencontre possible.
Si je ne laisse pas l’autre et les autres exister, c’est que je n’existe pas moi-même.
Il me semble que permettre à mon interlocuteur de se livrer ainsi devient pour moi une menace. Je crains de me voir engloutir par cette marée qui monte, par ces forces premières qui ne vont pas manquer de se manifester si je n’élève immédiatement quelque digue puissante, si je ne m’affirme pas moi-même par un contre-bavardage, si je ne tente tout de suite de dire ma propre pensée et de formuler un certain nombre de propositions qui diffèrent des siennes. Je suis incapable de me taire et de recevoir l’autre qui m’arrive de plein fouet, parce que je manque de véritables assises personnelles, parce que l’arrière-pays me fait défaut et que, autoriser l’autre à passer mes frontières les plus visibles, c’est me condamner, semble-t-il, à une irrémédiable invasion.
Apprendre à se taire constitue la première condition de toute rencontre.
Il ne s’agit pas de mutisme, cette caricature du véritable silence, mais d’un accueil sans limite, qui peut d’ailleurs se traduire en surface tout aussi bien par la parole que par son absence. Tant que l’on arrive à l’autre avec ses prétentions, fussent celles de l’affection la plus intelligente ou du zèle le mieux intentionné, on ne le respecte pas vraiment dans ce qu’il a de plus personnel. À l’inverse, faire silence en soi-même, non par principe ou par méthode, ce qui serait encore une façon de s’imposer, mais parce qu’on accepte d’abord de ne pas comprendre, de ne pas savoir, de ne rien connaître, donne à l’autre l’occasion d’expérimenter quelque chose de l’amour créateur, car il existe, il se met à exister pour quelqu’un, il entre dans une relation où la totalité de sa personne, et non pas seulement l’un ou l’autre de ses aspects, est prise en considération. Si l’on peut reconnaître en cette attitude la base de la véritable charité, on peut y voir également son faîte, car le plus grand amour est celui qui embrasse, reçoit, affirme toute l’existence de l’autre et se lie à tout ce qu’il est aujourd’hui.
Lorsque le silence s’établit entre deux individus, lorsqu’il se propage dans un groupe ou qu’il circule au cœur d’une assemblée, chacun découvre qu’il existe avec et pour les autres.
Il reprend contact avec les forces mystérieuses qui, bien au-delà des paroles, des gestes ou des actions, travaillent les personnes réunies et leur donnent de communiquer à un niveau qui peut d’abord sembler élémentaire, mais qui, en faisant tomber les barrières formelles et pauvres des relations coutumières, se révèle comme l’origine de tout. Il ne s’agit pas là cependant d’un retour au chaos, mais d’une participation aux sources vives de l’humanité, que les lois, les règlements, les habitudes sociales et les dogmes tendent à cacher par souci d’établir l’ordre et d’introduire à un univers policé. L’Esprit d’amour, seul capable de rassembler les hommes, est d’abord l’Esprit créateur qui vient briser tous nos cadres rigides et froids, qui rend fluides toutes les institutions, bouscule toutes les défenses, pour transmettre la vie et le mouvement. Il faut se taire devant les autres pour entendre bruire ce souffle plus puissant que tous les efforts des volontés humaines, fussent-elles attelées au même labeur, plus saint déjà que la hauteur des pensées communes et l’élan conjugué des cœurs.
Source : Extrait de « Même si » de Pierre Imberdis et Xavier Perrin, 2003, Editions Droguet et Ardant.