par Alain Chevarin.
Dans un précédent article, j’analysais les ressorts idéologiques et politiques qui conduisent aujourd’hui à une création exponentielle d’écoles privées hors contrat. J’écrivais « L’attrait actuel pour les neurosciences, dû à leur popularisation hors du domaine scientifique, donne un aspect pseudo-scientifique à cette volonté de laisser se développer les capacités “naturelles” des enfants. » C’est cet aspect qu’examine l’article ci-dessous.
Nous ne sommes toujours pas programmés
Dans l’abondante publication actuelle d’ouvrages et d’articles sur l’éducation, il est devenu difficile depuis quelques mois de trouver des orientations pédagogiques qui ne cherchent pas la caution des neurosciences, quelle que soit la spécialité à laquelle elles se réfèrent : neurosciences cognitives, neuropsychologie, neurobiologie, neurosciences affectives, ou un mélange de celles-ci.
Les exemples sont nombreux. Le plus médiatisé est celui de l’expérimentation lancée par Céline Alvarez en 2011. C’est par la mise en œuvre d’une pédagogie Montessori « simplifiée », de son propre aveu, mais appuyée sur les neurosciences que madame Alvarez entend « proposer un environnement de classe faisant l’effet d’une bombe pédagogique »1. Et il est clair que sans le patronage de professeur Stanislas Dehaene, l’affaire n’aurait pas eu le même retentissement. C’est dans ce sens que vont les annonces dithyrambiques des médias numériques : pour le site Philomag, « Elle a bousculé les conservatismes de l’Éducation nationale avant de connaître un immense succès avec “Les Lois naturelles de l’enfant”. Il est professeur au Collège de France et spécialiste du cerveau. Tous deux s’appuient sur la science pour refonder la pédagogie. »2
Une situation comparable se retrouve avec les multiples sites et associations qui se proposent de renouveler la pédagogie et les méthodes d’apprentissage, dans ou hors l’école. Quand, par exemple, l’association Parents Professeurs Ensemble lance un projet d’organisation de lectures d’histoires pour les enfants, dont le site des Colibris fait la publicité, elle éprouve le besoin de préciser3 : « les sciences cognitives nous ont récemment appris [sic] tous les bénéfices que les enfants tirent de la lecture d’histoires : acquisition de vocabulaire, familiarisation avec les structures de la langue… tout cela facilite l’apprentissage de la lecture », et de se placer sous le patronage « des chercheurs comme Alain Bentolila ou Stanislas Dehaene », négligeant au passage les différences d’approche entre le linguiste et le neuropsychologue.
Car les approximations sont nombreuses également, n’est pas scientifique qui veut. La créatrice du site Apprendre à éduquer, qui veut justifier « la pédagogie positive » prônée par Audrey Akoun et Isabelle Pailleau dans le livre du même nom, résume ainsi à « quatre piliers de l’apprentissage » les analyses du professeur Dehaene : « D’après Stanislas Dehaene, psychologue cognitif, neuroscientifique et professeur au Collège de France, les neurosciences cognitives ont identifié au moins quatre facteurs qui déterminent la vitesse et la facilité d’apprentissage. 1. L’attention 2 L’engagement actif 3. Le retour d’information 4. La consolidation », et fonde là-dessus une méthode d’éducation, non sans lui associer captation par les sens et méditation de pleine conscience …4
Pour la fondation catholique des Apprentis d’Auteuil, pas de doute : c’est sous le titre « Quand les neurosciences valident l’éducation bienveillante » qu’elle reproduit une interview de la pédiatre Catherine Gueguen5. Et la présentation que fait cette dame des découvertes scientifiques est remarquable de mélange des genres et d’ambigüité entretenue : « Des études récentes en neurosciences affectives, l’étude des émotions et des capacités relationnelles, une science récente qui date d’une quinzaine d’années, prouvent que certaines expériences modifient en profondeur le cerveau des enfants ». Le fonctionnement cérébral qu’étudient les neuroscientifiques est devenu « le cerveau », laissant imaginer quelque transformation physique de l’organe lui-même, renforcée par l’affirmation que « si les parents sont aimants, le COF [cortex orbito-frontal] de leurs enfants se développe normalement ».
La philosophe et spécialiste des sciences de la cognition Elena Pasquinelli, chercheuse associée à l’Institut Nicod du CNRS et par ailleurs membre de la Fondation La Main à la pâte, a dans un ouvrage récent6 mis en garde contre les vulgarisations mal maîtrisées ou les médiatisations à la recherche du buzz : « Tout en nous inondant d’informations, la couverture médiatique des études sur le cerveau est susceptible d’omettre des informations pertinentes – concernant notamment la façon dont les résultats des expériences sont obtenus, les images du cerveau produites et interprétées. […] L’ignorance des connaissances de base sur l’élaboration des images du cerveau peut induire en erreur le profane en lui faisant croire que l’image qu’il voit du cerveau est analogue à une photo – au Polaroid – d’un état d’activation du cerveau. »
Sciences et neuromythes
Ailleurs, on retrouve par exemple, avec encore et toujours la référence aux neurosciences, le vieux neuromythe du cerveau droit et du cerveau gauche, voire du « cerveau haut » et du « cerveau bas ». C’est le cas sur les sites les plus variés ou les blogs les plus personnels, notamment inspirés par le livre du psychiatre américain Daniel J. Siegel Le cerveau de votre enfant, Manuel d’éducation positive pour les parents, mélange de neurobiologie et de méditation de pleine conscience (mindfulness) : un site Mélimélune de « ressources et idées pour l’école », se propose de nous expliquer « Comment aider votre enfant à intégrer son cerveau d’en haut ? »7, un autre, Anti-déprime.com, propose, sous le titre « Le cerveau de votre enfant : 12 leçons d’éducation positive pour les parents d’aujourd’hui », rien moins qu’une « optimisation du cerveau »8. Dans tous les cas il s’agit de personnes à la recherche qui du « bien-être », de « l’épanouissement », voire du « bonheur », qui d’une éducation idéale, « bienveillante » ou « positive », en tout cas différente de celle de l’école publique, forcément malveillante et négative.
Ces neuromythes sont pourtant rejetés par tous les chercheurs sérieux. Elena Pasquinelli, qui les a étudiés, ainsi que leurs origines, dénonce les dangers que représentent, pour l’éducation et la santé en particulier, ces interprétations fantaisistes de connaissances scientifiques : « il faut s’intéresser aux mythes éducatifs. Ils peuvent faire du mal. On peut façonner au jargon scientifique des idées pédagogiques et donner des lettres de noblesse scientifique à de vieilles idées ineptes. »9
Sur les forums et les réseaux sociaux, c’est évidemment encore pire, chacun-e y allant de son jugement à l’emporte-pièce appuyé sur des « neurosciences » réduites au rang de formule magique pour légitimer préjugé ou conservatisme : « Le déni vient de tous ces pédagogos lamentables, faux chercheurs qui assènent leur pseudo-« Sciences de l’éducation » à coup de manipulations statistiques et de théories pédagogiques fumeuses », ou encore « Les neurosciences ne font que confirmer l’échec et la nocivité de méthodes d’enseignement soi-disant modernes par rapport aux bonnes vieilles méthodes intuitives de nos grands-mères ».10
Il est inquiétant dans ce contexte de voir l’actuel ministre de l’Education nationale lui-même, relançant la vieille antienne des nuisances de la méthode globale d’apprentissage de la lecture – méthode jamais appliquée à grande échelle et disparue depuis quelques décennies – ne pas hésiter à justifier par les neurosciences son choix exclusif d’une méthode syllabique, rejetant du même coup trente ans de recherche en éducation et les autres méthodes étudiées par les spécialistes : « pour la lecture, on s’appuiera sur les découvertes des neurosciences, donc sur une pédagogie explicite, de type syllabique, et non pas sur la méthode globale, dont tout le monde admet aujourd’hui qu’elle a eu des résultats tout sauf probants ».11 Peu importe que les études récentes de chercheurs comme Edouard Gentaz ou Roland Goigoux aient clairement mis en évidence, à propos de la lecture, les limites d’une approche par les seules méthodes : « si aucune étude comparative des “méthodes” de lecture n’a permis d’établir la supériorité de tel dispositif sur tel autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable “méthode”, trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche. »12 À fortiori, associer les recherches des neurosciences à la prescription exclusive de telle ou telle méthode pédagogique relève plus de la croyance que de la science.
Les scientifiques, eux, s’efforcent de donner leur juste mesure aux avancées de la science et de nuancer les apports qu’elle peut offrir à la pédagogie. Le directeur de l’unité Inserm « neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine », à l’université Caen-Normandie, Francis Eustache, déclare ainsi d’emblée : « Nous pensons que les connaissances récentes sur le cerveau peuvent être utiles, mais ne prétendons pas révolutionner la pédagogie »13.
Le professeur Dehaene lui-même, qui sert de référence à nombre de celles et ceux qui, sous couvert de neurosciences, défendent idéologiquement la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture, est plus modéré que ses thuriféraires : « La recherche continue, et l’on redécouvre par exemple l’importance du geste d’écriture. »14. Il n’a cependant pas toujours évité la posture d’autorité, passant de l’analyse scientifique du fonctionnement cérébral à la prescription de démarches pédagogiques. Ainsi dans une tribune du Monde15 : « Les recherches de mon laboratoire, fondées sur l’imagerie cérébrale, le confirment : tous les enfants apprennent à lire avec le même réseau d’aires cérébrales, qui met en liaison l’analyse visuelle de la chaîne de lettres avec le code phonologique. […] Ces études ont conduit à identifier plusieurs principes fondamentaux qui maximisent la compréhension et la mémoire. Ces principes doivent être mis en œuvre au plus vite dans les classes françaises. ».
Surtout, ses ouvrages « grand public », sous couvert d’une volonté par ailleurs légitime de vulgarisation, donnent des découvertes scientifiques une image attractive mais qui ouvre le champ aux interprétations fallacieuses : un titre comme Les neurones de la lecture peut laisser entendre aux non spécialistes que la lecture relève non de connexions complexes mobilisant plusieurs aires cérébrales, mais de neurones spécifiques qu’il suffirait de mobiliser grâce à « la bonne méthode ». Une critique du même ordre a été faite au site « grand public » qu’il a ouvert sous le titre « Mon cerveau à l’école », qui occulte notamment les limites de l’imagerie cérébrale16.
Last but not least, les neurosciences sont appelées en renfort de toutes les théories de « l’éducation positive » ou de la « pédagogie de la bienveillance », jusque dans leurs options idéologiques extrêmes de refus de l’école ou même, carrément, de l’éducation. Lorsque Sophie Rabhi, créatrice de La Ferme des enfants, déclare que l’instruction obligatoire est « un malentendu », elle prend soin d’indiquer, sans plus de précisions, que c’est avec l’aide des neurosciences que « Nous avons pris conscience de la maltraitance de cette exigence […] maltraitance pour la liberté de l’enfant et son développement cognitif ».17
C’est une conception proche que défendent les membres de l’association Ecologie de l’enfance. Édith Chabot, « maman québécoise et citoyenne engagée pour le retour à la confiance en l’enfant », et initiatrice du congrès Écologie de l’enfance tenu à Montréal en octobre 2014, écrit ainsi : « bien des gens en sont venus à croire – car il s’agit de croyances – que l’humain naissait avec un certain irrespect, ou un étrange désir de destruction, que ce soit envers l’autre ou son environnement. Une croyance répandue est que pour qu’il veuille bien un jour, plus tard, faire des choix qui vont dans le sens de la préservation de la nature, il faut éduquer l’enfant. Qu’en dit la science ? La neurobiologie nous prouve aujourd’hui que c’est en fait tout l’inverse : c’est par l’éducation qui détourne l’enfant de ce qui lui vient spontanément qu’on fait de même taire cette conscience innée qu’il a d’aimer, de respecter, son environnement. »18 « La neurobiologie », comme le montre le lien associé à l’article, ce sont les théories du professeur Gerald Hüther, neurobiologiste allemand mais aussi … inspirateur du mouvement Ecologie de l’enfance et de son fondateur André Stern, l’auteur de Et je ne suis jamais allé à l’école. La boucle est ainsi bouclée.
Et doublement bouclée si on ajoute qu’André Stern se réclame aussi de Pierre Rabhi, le fondateur du mouvement des Colibris : « dans le domaine de l’éducation, l’homme ne connaît, trop souvent, qu’un seul rôle, qui le rapproche de la monoculture la plus aveugle : il s’est laissé convaincre qu’il faut cultiver les enfants, alors qu’il suffit de les laisser pousser. Permettez-moi de citer Pierre Rabhi : “Nous sommes de ceux qui pensent que le changement de société ne peut être sans changement d’éducation, mais une éducation fondée sur la libération de l’être et l’instauration de l’enthousiasme de grandir et de connaître et non la peur de l’échec.” L’enthousiasme est également au centre du travail du Professeur Dr. Gerald Hüther, l’éminent neurobiologiste allemand avec lequel j’ai le privilège de travailler : ses travaux l’amènent aux mêmes conclusions que Pierre Rabhi. Ou que mes parents, lorsqu’ils ont fait le choix, il y a 40 ans, de ne pas m’envoyer à l’école. »19
Mélange « naturel » / « scientifique »
Car c’est bien là, dans ce mélange de « naturel » et de « scientifique » que se trouve la clé de la question, et du succès de ces approches par les neurosciences revisitées. Une espèce de rousseauisme mal digéré défend la conception d’un enfant « naturellement » pourvu de toutes les potentialités affectives et cognitives. Le cerveau serait programmé dès avant la naissance et il suffirait de trouver le bon algorithme pour lancer le programme. Céline Alvarez expliquait ainsi dans son livre Les lois naturelles de l’enfant : « l’être humain est pré-câblé pour développer des caractéristiques profondément humaines. Nous naissons avec une prédisposition innée à communiquer, à construire un langage oral précis et structuré, à mémoriser, à raisonner de manière ordonnée et logique, à créer, à inventer, à imaginer, à ressentir une large gamme d’émotions et à les réguler en cas de besoin, et nous naissons même avec des capacités empathiques, une intuition morale et un sens de la justice très profonds. » (page 36). Dès lors, « nous ne pouvons pas vraiment “enseigner” l’enfant. Lui seul peut créer et former son intelligence en faisant ses propres expériences. Nous ne pouvons que l’assister dans son travail de création. » (page 156).
Il n’est pas étonnant dès lors que la doctrine éducative la plus prisée par ces courants soit celle de Maria Montessori, elle qui écrivait à propos du développement spirituel de l’enfant « Le plus important est de ne pas interférer. La plante ne pourra en effet fleurir si une main impatiente vient en détruire les bourgeons. Nous devons regarder attentivement cette plante, lui donner les conditions optimales de croissance, la protéger du froid et des mauvais temps, mais nous devons surtout avoir la patience de la voir croître en son temps et selon son propre chemin. »20.
Chez Céline Alvarez, qui l’a prise comme référence pédagogique, cela donne de même : « l’être humain possède un potentiel inné pour penser, créer, partager… et […] le système scolaire l’empêche d’émerger ».21 Et le succès de l’expérience de Céline Alvarez tient précisément à ce mélange détonnant entre Montessori et les neurosciences, à cette certitude que « Les avancées en sciences cognitives corroborent les travaux de Maria Montessori. Grâce à un environnement adapté, nous permettons aux enfants de s’approprier spontanément, avec joie et enthousiasme, les éléments fondamentaux de notre culture. », ou, dans la formulation moins emphatique de Stanislas Dehaene, que « Les sciences cognitives mettent l’accent sur une manière active d’enseigner qui consolide les apprentissages. La méthode Montessori fait aussi confiance à la capacité d’abstraction de l’enfant, tout en le soutenant en permanence par du matériel concret qui “recycle” les compétences dont notre cerveau a hérité au cours de son évolution. »22
Il y a là, dans ces interprétations ou ces récupérations de données des neurosciences, une conception innéiste qui ignore ou rejette toute la part de l’environnement sociétal, des conditions matérielles de l’existence, des relations sociales, dans le développement de l’être humain. Celui-ci est considéré seulement dans son individualité, régie par « les lois naturelles de l’enfant » selon l’expression de Céline Alvarez qui sert de titre à son livre à succès.
Dans le domaine de l’éducation, il s’agit conséquemment de récuser toutes les approches psychologiques et sociologiques, et à fortiori les sciences de l’éducation, vilipendées (avec elles « on n’enseigne bien que ce que l’on ne sait pas ») et accusées de tous les maux tant par les réactionnaires qui mènent campagne contre elles depuis des lustres que, et c’est la nouveauté, par de nouveaux « écologistes » radicaux.
Pour cela, tous s’accordent à présenter d’abord une vision apocalyptique de ce que savent les élèves, afin de mettre en évidence l’échec ou, souvent, la malfaisance de l’Education nationale. L’association Agir pour l’école, présidée par Laurent Bigorgne, directeur du think tank néo-libéral Institut Montaigne, qui a financé l’expérimentation d’Alvarez et se présente comme une « plateforme d’expérimentation de nouvelles méthodes d’apprentissage de la lecture basées sur des recherches scientifiques sérieuses et avec des résultats convaincants », indique : « Quel est notre constat ? 1 élève sur 5 ne sait pas lire à la fin du primaire » : titre accrocheur mais qui « oublie » de définir ce qu’elle entend par « ne sait pas lire »23.
De même, une association moins marquée idéologiquement comme Parents Professeurs Ensemble veut-elle lancer ses « programmes de sensibilisation à la lecture du soir », elle commence par asséner que « 20 % des enfants ne maîtrisent pas la lecture à l’entrée en 6ème. En banlieue, c’est un enfant sur deux. », avant, nous l’avons vu, de faire appel à Bentolila et Dehaene.24
Ensuite, tous présentent des images. Plutôt que les explications des scientifiques, s’adressant à la raison mais souvent complexes, on s’adresse à nos sens, et plus précisément à notre vue : les publications à destination des parents sont truffées d’images stylisées ou de schémas de cerveaux. Le modèle à succès du moment est « Le cerveau dans la main » imaginé par le psychiatre Daniel Siegel : les sites des adeptes de la « discipline positive » nous présentent, vidéos sur Youtube à l’appui25, ce « modèle du cerveau dans la main très utile pour comprendre ce qui se passe dans notre cerveau de façon physiologique » : c’est simple, c’est « évident » puisqu’on le voit.
C’est d’ailleurs aussi ce qui fait de Stanislas Dehaene (qui n’est lui-même pas en reste dans l’utilisation d’images, de dessins, de schémas26) la référence absolue pour ces publics : lui ne se contente pas d’explications ou d’analyses scientifiques, il pratique l’imagerie cérébrale, et scanners et IRM permettent à toutes et tous de voir.
Peu importe que pour les scientifiques, et pour Dehaene lui-même, les indications fournies par l’imagerie cérébrale n’emportent pas des certitudes absolues et soient le plus souvent objet de débats : le public, lui, a vu, et cela suffit à valider non seulement des connaissances sur le fonctionnement du cerveau, mais aussi des démarches pédagogiques censées lui correspondre, et à faire oublier ou à discréditer toutes les connaissances fournies par les sciences humaines, la psychologie, la sociologie ou, horresco referens, les sciences de l’éducation.
Plus fondamentalement, la fixation exclusive sur les neurosciences et la prétention à en faire le vecteur d’une « révolution pédagogique » réactivent ainsi le conflit entre sciences « dures » et sciences « humaines »27. En 2006, dans une tribune célèbre parue dans Libération, c’est le ministre de l’Éducation nationale de l’époque lui-même, Gilles de Robien, qui mettait déjà en avant « le cerveau » et classait les sciences de l’éducation dans les « fausses sciences » : « Cette question de la transmission des connaissances agite les hommes depuis des millénaires. Curieusement, depuis quelques décennies, elle a connu un regain de controverses. Le bon sens populaire et l’expérience des professeurs ont été mis en doute par de curieuses “sciences” souvent mêlées de forts à priori idéologiques. Mais voici que la science, la vraie, la science expérimentale, est en train d’investir ce domaine. Cette science toute jeune, c’est la science du cerveau. Sous le nom de “neurosciences cognitives”, ces sciences nouvelles commencent à apporter des réponses fermes confirmant bien souvent nos connaissances empiriques ¬et l’explication rigoureuse qui nous manquait. »28
Bien au-delà de leurs possibles apports à la recherche en éducation, les neurosciences sont ainsi amenées à jouer un rôle important, idéologique et politique, dans le fonctionnement de la société.
Rôle politique des neurosciences
Il y a trente ans, le biologiste Richard Lewontin, le neurobiologiste Steven Rose et le psychologue Leon Kamin démontaient de façon magistrale, dans leur ouvrage Nous ne sommes pas programmés29, la prétention de la sociobiologie alors florissante à expliquer les modes d’organisation sociale par l’action des gènes, et notamment à justifier les inégalités par une prétendue hérédité de l’intelligence. Ils expliquent ainsi : « La sociobiologie est une explication déterministe biologique, réductionniste de l’existence humaine. Ses partisans affirment, premièrement, que les modes d’organisation sociale passés et présents sont les inévitables manifestations de l’action spécifique des gènes. […] Sa force d’attraction réside donc en définitive dans le fait qu’elle légitime le statu quo. Si l’organisation sociale actuelle est l’inéluctable conséquence du patrimoine génétique humain, alors rien de vraiment important ne peut être changé. Ainsi Wilson prédit que “le poids de la génétique est assez fort pour induire une substantielle division du travail, même dans la plus libre et la plus égalitaire des sociétés futures. […] Même avec une éducation identique et un accès égal à toutes les professions, les hommes continueront vraisemblablement à jouer un rôle disproportionné à leur nombre dans la vie politique, les affaires et la science”. Ce dont certains n’ont pas toujours conscience, c’est que si on accepte cette détermination biologique, rien n’a besoin d’être changé, car ce qui relève du royaume de la nécessité tombe dans le domaine de la justice. »30
Aujourd’hui, mutatis mutandis, ce sont les neurosciences qui jouent le même rôle. La neuroéducation, qui prétend organiser des parcours individuels en fonction de « lois naturelles de l’enfant », est l’équivalent néo-libéral de la sociobiologie conservatrice qui prétendait justifier la place de chaque groupe social d’après la génétique. Le cerveau a remplacé les gènes, et les individus ont remplacé les populations, mais un réductionnisme de même type que celui dénoncé par Lewontin est aujourd’hui à l’œuvre.
Ce dernier interrogeait en ces termes en 1991, dans son livre La biologie comme idéologie31, le séquençage du génome humain alors en projet : « Le […] problème lié au projet de séquençage du génome humain est que l’on prétend qu’en connaissant la configuration moléculaire de nos gènes nous savons tout ce qui importe à notre sujet. C’est considérer que les gènes déterminent l’individu, et que l’individu détermine la société. C’est isoler une altération dans un prétendu gène du cancer comme la cause du cancer, même si l’altération de ce gène peut venir de l’ingestion d’un polluant, lui-même produit par un procédé industriel, lui-même étant une conséquence inévitable d’un investissement financier à 6%. Une fois de plus, la pauvre notion de causalité caractéristique de l’idéologie de la biologie moderne, cette notion qui confond les agents et les causes, nous entraîne dans des directions particulières pour trouver des solutions à nos problèmes. »
C’est un raisonnement du même ordre que celui dénoncé ici qui fait aujourd’hui considérer par certains que la configuration neuronale suffirait à déterminer les apprentissages, en excluant tous les aspects psychologiques, environnementaux et surtout sociaux qui y concourent. Fi donc d’une « science humaine » qui analyse les conditions sociales dans lesquelles vivent et étudient les élèves pour essayer de rendre l’éducation un peu plus égalitaire, s’il suffit, guidé par la « vraie science », d’activer les bonnes aires neuronales pour que chacun-e développe son potentiel cognitif « naturel ». Or ce potentiel cognitif, on ne voit pas pourquoi il devrait être identique chez tous les enfants : et voilà, une fois de plus, sous couvert de « nature », discrètement justifiées les inégalités scolaires…
Paul Devin note à juste titre sur son blog32 que « il n’aura échappé à personne que l’enfant scolarisé à l’école maternelle a déjà construit, au travers de ses relations sociales, une représentation de l’école, du savoir, de l’apprentissage. Et, il n’y a pas besoin d’être un spécialiste de la sociologie, pour constater que cette construction s’inscrit dans une forte dépendance des environnements sociaux, culturels et familiaux et que le « fonctionnement naturel » de l’enfant est déjà largement différencié dès son plus jeune âge. De ce fait, nous ne pourrons jamais affirmer une nature enfantine unique et donc nous devrons renoncer à l’universalité d’une méthode pédagogique. »
Et ce n’est sans doute pas un hasard si la sociologie elle-même est actuellement accusée d’un prétendu manque de scientificité, y compris par certains sociologues. C’est la thèse par exemple de Gérald Bronner et Etienne Géhin dans leur tout récent livre Le danger sociologique33, qui reprochent à la sociologie critique (de Bourdieu notamment) de « déresponsabiliser les individus » et se réclament, eux, d’une « neutralité axiologique » soutenue par les découvertes des neurosciences.
Au-delà du constat
Il ne s’agit évidemment pas ici, on l’aura compris, de jeter le discrédit sur les neurosciences. Elles ont, comme toutes les sciences, leur utilité, elles ont leur nécessité. Elles font avancer, notamment grâce à l’imagerie cérébrale, notre connaissance du fonctionnement du cerveau, encore largement méconnu. Et les véritables scientifiques savent intégrer le caractère relatif de la connaissance et éviter le dogmatisme.
Il ne s’agit pas non plus de nier que les neurosciences peuvent fournir des apports intéressants pour notre compréhension des mécanismes de la cognition. Mieux, on peut arriver à une « complémentarité entre psychologie cognitive, pédagogie et neurosciences », comme vient de le dire Roland Goigoux à propos de l’enseignement de la lecture34. Mais les chercheurs sérieux savent aussi faire la part du doute et des controverses qui les animent et ne prétendent pas tirer de leurs observations « la » méthode miracle d’apprentissage.
Il s’agit de dénoncer la confusion entre science et vision scientiste du monde, et l’instrumentalisation des neurosciences cognitives au service d’intérêts particuliers, qui se fait dans deux directions souvent convergentes.
D’une part, les neurosciences sont appelées en caution pour défendre telle ou telle méthode pédagogique, voire telle ou telle conception de l’enseignement, au prix d’explications réductionnistes qui négligent ou refusent tous les autres aspects entrant en ligne de compte, les approches sociologiques en particulier. On peut dire, reprenant une expression de Paul Devin, que « l’argument de la validation scientifique apparaît comme une stratégie de communication pour défendre des choix idéologiques sans que réellement on puisse en tirer quelque conclusion que ce soit pour légitimer les méthodes prônées. »35
D’autre part, et c’est le plus grave, cet usage des neurosciences, comme autrefois celui de la sociobiologie, vise, sous couvert de respecter des « lois naturelles » largement fantasmées, à légitimer et imposer un ordre social fait aujourd’hui d’individualisme néo-libéral. Ce n’est donc pas un hasard si on le retrouve chez tous ceux, individus ou organisations, qui, comme nous l’avons vu dans l’article précédent 36, s’attachent à dénigrer l’école publique et son « égalitarisme niveleur » et à créer des écoles « libres » hors contrat pour telle ou telle catégorie d’enfants, voire uniquement pour leurs propres enfants.
Ce sont ces choix politiques et ces orientations idéologiques qu’entendent combattre celles et ceux qui s’efforcent de bâtir une école publique pour toutes et tous, donnant la primauté au collectif, émancipatrice et égalitaire.
Notes :
1) Entretien avec Mattea Battaglia dans Le Monde, http://www.lemonde.fr/festival/article/2014/09/04/celine-alvarez-une-instit-revolutionnaire_4481540_4415198.html
3) https://www.colibris-lafabrique.org/les-projets/promenons-nous-dans-nos-histoires .
4) http://apprendreaeduquer.fr/les-4-piliers-lapprentissage-dapres-les-neurosciences/ .
6) Mon cerveau, ce héros – mythes et réalité, éditions Le Pommier, mai 2015.
7) http://www.melimelune.com/2016/05/01/cerveau-den-haut-et-cerveau-den-bas/
9) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/06/02062015Article635688253395187294.aspx
10)http://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/05/23/la-neuroeducation-peut-elle-sauver-l-ecole_4924740_1650684.html, les 25 et 27 mai 2016.
14) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/03/21032014Article635309778291938360.aspx
15) http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/12/20/enseigner-est-une-science_4338294_3232.html
16) https://moncerveaualecole.com/.
Voir notamment la critique de ce site par le mathématicien Rémi Brissiaud sur Le café pédagogique : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/03/21032014Article635309778291938360.aspx.
17) https://www.youtube.com/watch?v=QMM_5S2NnkA .
18) https://www.ecologiedelenfance.com/accueil/écologie-de-l-enfance/ .
19) https://www.ecologiedelenfance.com/inspiration/portraits/pr-gerald-hüther/ .
20) Citation sur le site http://atriumdubonberger.blogspot.fr/2011/08/montessori-et-le-developpement.html
21)http://www.lemonde.fr/festival/article/2014/09/04/celine-alvarez-une-instit-revolutionnaire_4481540_4415198.html .
22) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/04/23042013Article635022982296230018.aspx.
23) http://www.agirpourlecole.org/engagements/
25) https://www.youtube.com/watch?v=5zxJ-KG6cZM&feature=youtu.be , ou l’animation proposée par les Editions des Arènes ici : https://www.youtube.com/watch?v=9aONSCU9v_w avec 217 000 vues en septembre 2017.
26) Dans ses nombreuses mises en ligne, par exemple ici : https://www.college-de-france.fr/media/stanislas-dehaene/UPL6307746785514574202_Les_fondements_cognitifs_de_l_apprentissage_de_la_lecture_CDF_v3.pdf
27) Voir notamment sur ce point l’analyse détaillée de la journaliste Béatrice Kammerer dans son article « Méfiez-vous des neurosciences » sur Slate : http://www.slate.fr/story/108511/mefiez-vous-neurosciences-education .
28) http://www.liberation.fr/tribune/2006/02/28/le-cerveau-puits-de-sciences_31531 .
29) Richard C. Lewontin, Steven Rose et Leon J. Kamin, Not in Our Genes : Biology, Ideology and Human Nature, 1984, traduction française Nous ne sommes pas programmés, La Découverte, 1985.
30) Lewontin & al., Nous ne sommes pas programmés, pages 295-296.
31) Biology as Ideology : The Doctrine of DNA, House of Anansi, Toronto, Ontario, 1991 (non traduit en français).
32) https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/010916/les-verites-de-celine-alvarez-0 .
33) PUF, octobre 2017. Voir aussi le compte-rendu (très) critique qu’en fait Joseph Confavreux sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/071017/sociologie-le-danger-de-la-pseudo-neutralite?utm.
34) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/10/17102017Article636438216850383820.aspx
36) http://www.questionsdeclasses.org/?Ecoles-privees-hors-contrat-contre-l-ecole-publique .
Source :https://www.questionsdeclasses.org– 09.01.2018