Pianiste de renommée internationale, Elizabeth Sombart est habitée depuis l’enfance par la musique classique tout autant que par ce qu’elle révèle : la présence, au cœur de nos êtres, d’une dimension bien plus grande que nous.
« Je dépose la vieille montre de mon cœur chez Jean-Sébastien Bach. Quand je la reprends, elle est comme neuve et sonne toutes les secondes. » La phrase est signée Christian Bobin. Elle est issue d’une lettre que l’écrivain a envoyée, un jour, à Elizabeth Sombart. « Quand vous jouez, on a l’impression que vous brossez chaque note avec des silences », a-t-il ajouté. Née à Strasbourg en 1958, la virtuose sait depuis le plus jeune âge que la musique est son monde. Sous le piano familial, la fillette passe des heures à écouter les adultes jouer. « Cet endroit était rassurant pour moi, se souvient-elle, car il me reliait à cet au-delà dont les enfants sont encore proches. » Quand elle débute les cours de piano, à l’âge de sept ans, l’évidence prend chair. « Elle sait intuitivement ce qui ne s’apprend pas », dira d’elle le pianiste Wilhelm Kempff, alors qu’elle n’a que huit ans. Premier concert public à onze ans, premier prix national de piano et de musique de chambre à seize ans : de Paris à Buenos Aires, Londres, Vienne et Mayence, une volonté plus forte qu’elle la pousse à toujours plus d’apprentissage et de compréhension… Jusqu’à prendre conscience que l’on fait de la musique « pour se libérer de la musique » et pour entrer dans ce silence fondateur qui, loin d’être synonyme de solitude ou d’enfermement, est au contraire « l’expérience d’une présence infinie ».
Vous dites qu’enfant, vous avez eu du mal à vous incarner. En quoi la musique vous a-t-elle permis de structurer votre rapport au réel ?
La musique et les sons ordonnent notre monde affectif. Dans la note mineure se niche notre nature humaine, divisée. La majeure, elle, exprime l’unité, le retour à l’ordre des choses. L’une est triste, l’autre gaie. L’une exprime la nostalgie de l’autre. Si nous assemblons les sons pour créer l’unité, alors ils réparent en nous ce qui affectivement peut être abîmé, brisé… L’une des premières choses que la musique nous enseigne, c’est qu’à partir du moment où nous entrons dans l’écoute de ces notes qui prennent sens quand on les met en relation, alors nous pénétrons dans un temps qui n’est plus chronologique. Le concert débute, se termine, sans qu’on n’ait aucune idée de sa durée. Ce « temps musical » englobe le passé, le présent et le futur. Quand une œuvre commence, sa fin est contenue dans son début, mais aussi dans le silence qui l’introduit et dans celui dans lequel la musique retourne. Il y a dans cet espace intérieur que la musique ouvre, ou vers lequel elle nous conduit, quelque chose de l’ordre de l’inconsolable, ou qui ne peut être consolé que par ce qui dépasse les mots et nous permet de nous affranchir de nous-mêmes. Paradoxalement, la nature éphémère de la musique nous permet de prendre conscience de notre appartenance à l’infini.
Une voie d’accès au divin ?
Sans l’ériger en idole, la musique constitue pour moi une voie royale pour comprendre ce qui, en nous, est plus grand que nous ; ce qui est de l’ordre de l’indicible, de l’invisible… Déjà, quand vous jouez une note, vous en entendez une seule, alors qu’en réalité, elle crée des harmoniques, c’est-à-dire d’autres sons que l’ouïe ne capte pas ! Dans nos métiers, il y a deux chemins : le premier utilise la musique pour exalter ce que l’on est ; le second, pour transcender ce que l’on est. J’ai par exemple une élève qui est une merveilleuse pianiste, mais qui est encore dans la séduction. Je lui dis : « Quand tu pourras entrer sur scène avec une robe de bure, on aura gagné ! » Ce chemin prend du temps, parce que dans la musique, tout est lié : la beauté, l’harmonie et l’unification de l’être. C’est pour cela qu’il faut faire autant de gammes extérieures qu’intérieures. S’il est important de maîtriser l’architecture de l’œuvre, son phrasé, ses points culminants, il est aussi essentiel de mener un chemin pour faire taire le bruit de l’ego et s’affranchir des conditionnements, jusqu’à atteindre le silence primordial dans lequel se dira la musique.
Dans votre parcours y-a-t-il eu des moments clés ?
Une des fulgurances qui a marqué ma vie s’est déroulée en Zambie, lors d’une tournée en Afrique. Le concert était annoncé à 20h30. À 20h15, je suis dans le hall de l’hôtel, dans l’attente de la voiture qui doit m’y conduire. 20h30, 21h, 21h15… Le chauffeur finit par arriver. Il m’annonce qu’on en a pour une heure de route. Je suis dans tous mes états mais lui n’est pas inquiet : on est en Afrique, et il y aura bien quelqu’un pour faire patienter le public ! Quand on atteint enfin le lieu – une grande salle polyvalente entourée de voitures garées n’importe comment –, je me faufile jusqu’à l’entrée dans ma robe blanche de concert. La salle est bondée. Au fond, j’aperçois la scène, mais où est le piano ? Je finis par apercevoir tout au bout, contre le mur, un piano droit, sans couvercle ni structure, avec une corde qui sort… Intérieurement, je crie : « Seigneur, quitte cette pièce pendant une heure. Ce concert va être une catastrophe. Je l’entends, je le sais, je le vois. » À ce moment, quelque chose s’est gravé dans mon cœur à jamais : « Toi tu joues, moi je touche les âmes. » Une paix s’empare de moi. « C’est vrai, pensé-je, comment ai-je pu croire que c’est moi qui touche les âmes ? » J’ai trouvé le courage de faire déplacer le piano au milieu de la scène. Avant de commencer, j’ai mis mes mains dans le souffle de Dieu en lui murmurant : « Tu n’oublies pas ? Moi je joue, toi tu touches les âmes. » À la fin du concert, je me suis dit que j’allais expliquer au public que j’avais fait de mon mieux, mais que c’était quand même une sacrée casserole, ce piano. Mais quand je me suis approchée des premiers rangs, j’ai vu que les visages des gens étaient baignés de larmes. De toute ma vie, je n’ai plus jamais dit qu’un piano était mauvais ! Nous sommes tous des instruments au service de plus grand. Notre vocation est de révéler autre chose que nous-mêmes. […]
Comment trouvez-vous votre place dans l’œuvre d’un compositeur ?
Je viens d’enregistrer l’intégrale des Concertos pour piano de Beethoven. J’ai passé trois ans dans leur intimité. Je les avais déjà beaucoup travaillés et beaucoup enseignés, mais je savais que je ne les enregistrerais pas avant d’avoir atteint une certaine sagesse de vie. Pour moi, ils constituent un chemin initiatique, pour deux raisons : la première c’est que Beethoven était sourd, il n’a pas entendu ce qu’il a composé. Il est donc allé puiser profondément en lui-même cette capacité à « entendre l’infini », comme disait Victor Hugo. Quand on descend dans ces profondeurs, on comprend pourquoi Beethoven en est revenu en disant : « Je mets au-dessus de toutes les qualités la bonté. » Cette bonté où l’unité peut être vécue, où le don de soi efface la dualité avec l’Autre… Durant ces trois ans, j’ai réalisé que le seul moyen d’atteindre ce cœur est de se mettre au service de ce qui doit être révélé de l’œuvre et du compositeur, et d’accepter de se débarrasser de tous les « moi » (biologique, affectif, etc.) qui encombrent notre nature. La seconde compréhension concerne les Concertos eux-mêmes. Si les trois premiers sont héroïques, porteurs de la palette des souffrances de l’âme humaine, le quatrième est très mystique. Dans son mouvement lent, il y a un dialogue entre l’homme qui supplie et l’implacabilité d’une réponse sans appel. D’aucuns pensent qu’à la fin du mouvement, il y a réconciliation. Or il n’y en a pas, je le sais : à force de les jouer, j’ai compris que ces dernières notes étaient un dernier cri. Le cinquième Concerto, lui, fait vivre l’expérience de la mort. À un moment, il n’y a plus rien, juste une note de cor, comme une lumière dans le lointain. Puis, du fond de cette agonie, de ce dernier soupir, on doit trouver, en deux mesures, les forces de remonter. Le deuxième mouvement atteint des sommets vibratoires qui ne sont plus de ce monde. Et, tout à coup, arrive la résurrection. À l’entrée du troisième mouvement, la vie éclate. Quand vous pensez que Beethoven a composé ces œuvres alors qu’il était enfermé dans une cave, pendant des semaines, à la bougie, sous les bombardements… Dans son Testament de Heiligenstadt, il le dit bien : quand il a compris qu’il allait devenir sourd, il a pensé à se suicider ; mais le sentiment de porter en lui quelque chose de plus grand que lui, auquel il ne pouvait se soustraire, l’en a retenu.
Avez-vous senti la même proximité avec d’autres compositeurs ?
Avec tous ceux que j’ai abordés, c’est la même écoute, le même savoir intuitif, porté par l’émotion que fait vivre la musique. Cette émotion n’est pas mienne : elle est universelle. C’est pour cela qu’elle touche, pour cela qu’elle est intemporelle. Chaque compositeur dit quelque chose d’une société, de sa psychologie et de son évolution. On n’aurait pas pu écrire du Chopin à l’époque de Bach, parce que la position du sujet n’y était pas la même. Mais certains grands compositeurs ont su transcender leur biographie pour incarner des genres. Pour moi, si Chopin est le poète de la nostalgie, Bach le prophète de la paix et Mozart celui de la joie, Beethoven est le prophète de la liberté. Sans doute leur fallait-il ces destins-là pour produire cette musique-là. C’est pour cela qu’aussi nécessaire qu’il soit de connaître sa biologie et de chercher à la comprendre, à un moment, il faut la transcender. De même que quand on joue, tant qu’on reste dans le savoir ou la volonté de maîtrise, on n’est pas dans la musique. Arrive un moment où il faut tout lâcher, pour laisser place à la seule Présence. […]
Par Elizabeth Sombart
Propos recueillis par Réjane Ereau
Source : Inexploré N°53, Hiver 2022.