par Christiane Singer.
L’homo technicus-economicus croit aussi, à sa manière, se suffire à lui-même. Arrogant, demiurge, autosatisfait, il se frotte les mains, dispose de tout ce qu’offre la planète, s’arroge tous les droits, ignore ses devoirs, coupe les liens qui le relient aux autres humains, à la nature, à l’histoire et au cosmos. Il pousse si loin l’émancipation qu’il court le risque de déchirer tous les fils et de décrocher, de se décrocher, de s’auto expulser de la création. Son idéologie est si simpliste que n’importe quel fondamentalisme religieux apparaît en comparaison subtil et pluriel. Un seul précepte, une seule loi, un seul paramètre, un seul étalon : le rendement !
Qui dit mieux dans la trivialité criminelle d’un ordre unique? Comment ne pas voir que chaque subside relié à la culture et à l’éducation devra être multiplié par cent pour renflouer les services médicaux, l’aide sociale et la sécurité policière ? Car sans connaissance, sans vision et sans fertilité imaginaire, toute société sombre tôt ou tard dans le non-sens et l’agression.
Il existe à ce jeu macabre un puissant contre poison.
À portée de la main, à tout instant : c’est la gratitude.
Elle seule suspend notre course avide.
Elle seule donne accès à une abondance sans rivage.
Elle révèle que tout est don et qui plus est : don immérité. Non parce que nous en serions, selon une optique moralisante, indignes, mais parce que notre mérite ne sera jamais assez grand pour contrebalancer la générosité de la vie !
Ainsi, comment pourrions-nous sérieusement mériter d’avoir des yeux ?
Le peintre Turner se faisait enfermer des jours entiers dans l’obscurité complète de sa cave afin de vivre, au moment de sa délivrance, le choc éblouissant du jour et des couleurs. Peut-on dire pour autant qu’il avait mérité ses yeux ?
Un jeune homme cueille à la dérobée une rose. Mais le jardinier l’a vu. Il s’approche de lui avec un sourire et lui demande : « Pourquoi emporter comme un voleur cette rose dans ta manche alors que je m’apprêtais à t’offrir le jardin ? »
À la surabondance généreuse de la Création, nous répondons par une rapacité sournoise.
La vie nous donne en abondance ce que notre système économique vient lui arracher par la ruse et l’agression manipulatrices.
Il existe une question qui, lorsqu’on la pose sérieusement, donne le vertige : qu’as-tu que tu n’aies pas reçu en don ?
Si je promène mon regard autour de moi, je dois tôt ou tard reconnaître qu’il y a peu de choses que je n’ai reçues en don : cette terre sur laquelle je pose mes pas, cet air que je respire, à qui sont-ils? Cette langue que je parle, à qui est-elle ? Ces connaissances que j’ai glanées, que j’ai pu croire miennes? Cette main qui mène ma plume ? Ce corps généreusement prêté pour un temps ?
« Il n’y a rien que tu n’aies reçu. Alors pourquoi t’en glorifier ? » demande un Père de l’Église.
Il n’y a aucune invention individuelle qui ne s’inscrive dans l’interminable grammaire d’innovations préexistantes (même lorsqu’elle en prend le contre-pied), aucune note qui ne se fonde dans l’interminable composition d’une symphonie sans début ni fin.
Et pourtant, puisque la Vie ne cesse de voguer sur l’aporie, rien n’est plus précieux, plus irremplaçable dans cet immense concert du monde que la singularité de chaque voix et de chaque être…
… Un ami et sa fille de trois ans sont installés à la table du petit déjeuner chez nous. L’enfant commence avec son couteau à rayer la table. Et grâce à ce geste qui ne m’a guère enchantée, j’assiste à une leçon de transmission.
Le père arrête avec douceur la petite main : « Halte, à qui est cette table ? »
Alors la petite fille boudeuse :
« Je sais! À Christiane.
Non, mais avant Christiane!… Elle est ancienne cette table, n’est-ce pas ? D’autres ont déjeuner là…
Oui, les parents, les grands parents, les…
…Mais ce n’est pas tout !… Avant encore ?… Elle a appartenu à l’ébéniste qui en avait acquis le bois. Mais d’où venait-il ce bois?… Oui, d’un arbre qu’avait abattu le bûcheron… Mais l’arbre, à qui appartenait-il ?… À la forêt qui l’a protégé… Oui… et à la terre qui l’a nourri… à l’air, à la lumière, à l’univers entier…!
Et puis, elle appartient à d’autres… la table… à ceux qui ne sont pas encore nés et qui viendront déjeuner après nous… ici même quand nous serons partis et quand nous serons morts.
Source : N’oublie pas les chevaux écumants du passé, Éditions Albin Michel, pp. 14 -18.