par Krishnamurti
Si vous marchez dans la petite ville le long de sa rue unique aux nombreuses boutiques – le boulanger, les accessoires pour photographes, la librairie et le restaurant à ciel ouvert – que vous passez sous un pont, après le couturier, puis un autre pont, et que vous allez plus loin que la scierie jusqu’au bois où vous entrez et où vous poursuivez votre chemin le long du torrent, regardant tout ce que vous avez rencontré avec des yeux et des sens pleinement éveillés, mais sans une pensée en votre esprit, vous saurez ce que veut dire être sans séparation. Si vous suivez le torrent et parcourez environ deux kilomètres – toujours sans un-seul tressaillement de la pensée – en regardant les eaux impétueuses, en écoutant leur vacarme, en regardant leur couleur : le gris vert des torrents de montagne, en voyant les arbres et le ciel bleu à travers les branches, et les feuilles vertes – encore sans une seule pensée, sans un seul mot – et alors vous saurez ce que veut dire n’avoir pas d’espace entre vous et le brin d’herbe.
Si de là vous passez à travers les prairies riches et verdoyantes, couvertes de milliers de fleurs de toutes les couleurs imaginables, depuis le rouge vif jusqu’au jaune et au violet, et d’herbe verte, bien propre, lavée par la pluie de la nuit précédente – encore une fois, sans un seul mouvement de la machinerie de la pensée -, alors vous saurez ce qu’est l’amour.
Regarder le ciel bleu, les hauts nuages gonflés, les vertes collines aux lignes bien découpées contre le ciel, l’herbe grasse et la fleur qui se fane – regarder sans un mot de la veille; alors l’esprit est complètement tranquille, silencieux, aucune pensée ne le trouble, l’observateur est totalement absent – et l’unité est là. Ce n’est pas que vous soyez uni à la fleur, ou au nuage, ou aux courbes de ces collines, il y a plutôt un sens de non-être, en lequel la division entre vous et l’autre n’est plus. Cette femme portant des provisions achetées au marché, le grand chien alsacien noir, les deux enfants jouant à la balle – si vous pouvez les voir sans un mot, sans une mesure, sans une association, la querelle entre vous et l’autre n’aura plus lieu.
Cet état, sans parole, sans pensée, est l’expansion d’un esprit affranchi des limites et des frontières à l’intérieur desquelles le moi et le non-moi puisent leur existence. Ne croyez pas que ceci soit de l’imagination ou l’essor de fantasmes, ou le désir d’une expérience mystique. Cela n’est rien de tout cela. C’est aussi réel que l’abeille sur cette fleur, que la petite fille sur sa bicyclette, ou que cet homme, sur son échelle, en train de peindre la maison. En cette réalité, tout le conflit d’un esprit isolé parvient à sa fin. Vous regardez sans le regard de l’observateur, vous regardez sans la valeur du mot ou les mesures d’hier. Le regard de l’amour n’est pas le même que celui de la pensée. L’un conduit dans une direction que la pensée ne peut pas suivre, l’autre mène à l’isolement, au conflit, à la douleur.
Vous ne pouvez pas partir de cette douleur vers l’autre direction. La distance entre les deux est faite par la pensée, et la pensée ne peut, par aucune enjambée, la franchir.
Comme vous rentrez en passant par les petites fermes, les prairies et la ligne de chemin de fer, vous remarquez qu’hier est parvenu à sa fin : la vie commence où finit la .pensée.
Source : Extrait de « La révolution du silence »